Vision rouge

Dans le silence haletant rôdent de grands  loups  gris, efflanqués, solitaires. Une vraie meute jamais ne trouble les sous-bois. Que de longs fauves affolés, qui glissent, dos fuyants, entre les troncs noirs.

La forêt n’est  visible que le soir, on n’a jamais vu la couleur des feuillages. Dans les sombres ramures ne chante aucun oiseau.

Parfois une voiture attelée fait une apparition, tirée par des chevaux aux yeux fous, l’écume au mors. Les loups gris les suivent un moment, harcelants, affamés, puis renoncent.

Dangereuse est la forêt et oppressant le désir de la traverser. Le courage est  pain dur qu’on a envie de jeter au loin, de jeter aux loups qui guettent le voyageur égaré dans la phosphorescence de dizaines d’yeux.

Ils ont un peu peur, ils ne sont pas sûrs d’être les plus forts. Cette incertitude, le seul atout de l’errant.

Leurs pâles échines s’argentent sous la lune tandis qu’ils fuient. Une voix encourage, une voix accompagne. Elle sait le chemin, le chemin qui mène à la ville.

Immense est la forêt et pourtant elle s’étend au pied d’une cité d’ocre. Une cité aussi éclatante de lumière que la forêt est noire.

Ici les loups sont en cage, avec des yeux tristes et de grises babines qu’ils ne retroussent plus. Des petites filles en jupe plissée, aux chaussures à barrette, des petites filles d’il y a déjà longtemps les considèrent avec étonnement. Elles sont déçues et leur mine s’allonge.

La ville qui enserre la forêt est un anneau de lumière. Les hommes et les femmes y circulent avec élégance et y échangent de longs regards, dans le tourbillon d’allées et venues implacables.

Les mains des hommes attrapent au vol les mains des femmes. Les corps se trouvent sans un mot. De sobres édifices abritent icônes et  enluminures du Moyen Age, craquelées, brunies, mais aussi des chambres aux lits hauts et profonds. Des couples roulent en riant et en pleurant  dans des draps lessivés de soleil. Le vent se lève et les draps battent aux mains des amants, draps tendus au-dessus d’eux, horizontaux dans la bourrasque qui traverse les grandes pièces des palais.

Des rires d’enfants et des clapotis montent vers les fenêtres à meneaux. On entend une viole de gambe, ou John Coltrane. Ou de jolies chansons sucrées qui font bouger les hanches. Il fait chaud, même la bourrasque est  tiède et l’on s’habille juste pour être plus beau. La vie dans la ville est une soirée de volupté qui ne finit pas. Le doux jeu des regards s’y épanouit à l’infini.

Entre la ville et  la forêt coule une eau trouble. De piètres nageurs s’escriment à remonter le courant, tandis que des soldats d’autrefois, escopette à l’épaule, les visent posément et les abattent. Entre la ville et la forêt coule un fleuve barbare.

Fabienne Clairambault

Ce contenu a été publié dans Textes et nouvelles, avec comme mot(s)-clé(s) , , , , , , , . Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.

2 réponses à Vision rouge

  1. Elisabeth Bellai dit :

    Quelle atmosphère étouffante, je ne peux pas m’empêcher de penser à ces émigrés clandestins tournant en rond dans leur “jungle” au bord de la ville décris comme des loups peureux.

  2. Luigi dit :

    Superbe texte effectivement une atmosphère étouffante.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *


Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.