Retour en Anjou

Elle claqua la porte. Ce n’était pas son habitude, elle sourit de se sentir sursauter, gamine prise en faute, toujours si maladroite, incapable de faire coulisser le lourd verrou sans s’y prendre à deux fois.

La lumière tombait obliquement de la fenêtre du palier, rais dansantes de poussière. Vermeer… Son¦coeur se serra un peu, tant de douceur, cet or qui inondait les marches cirées du vieil escalier, elle l’avait dédaigné si longtemps…

Dans la rue, elle s’arrêta pour ranger la clé au fond de son sac de voyage,  sous la pile de vêtements soigneusement pliés. Elle courait pour mettre son pas au rythme de son coeur, de  son corps agité qu’elle n’arrivait plus à contrôler. Elle se força à s’asseoir à l’arrêt de l’autobus, sur le banc jaune et granuleux que le soleil matinal n’avait pas encore réchauffé. Elle regarda sa montre, le sourire du clown du cadran, la trotteuse qui se pressait, comme elle : 8h 50. Elle avait le temps, il fallait qu’elle se calme. Elle essaya de goûter la caresse du vent léger sur sa joue, de jouir de la rumeur de Paris, du va-et -vient sonore de ceux qui se croisent  et  flânent  et s’enfuient.

Du dos de la main, elle effleura le velours turquoise du siège vide à côté d’elle. Le bus arrivait à la hauteur de la rue de Rennes. Elle eut peur de ce moment qu’elle connaissait trop bien où l’excès de joie, l’excitation de l’attente basculent dans l’angoisse. Ces vapeurs de miel du soleil sur les chaussées d’asphalte, cette buée dense et lumineuse qu’elle retrouvait toujours sur sa route dans ses moments d’intense bonheur… Elle se revit enceinte de son fils, palpitante, fébrile, marchant à grands pas dans les rues du Quartier latin, remontant les allées du labyrinthe du jardin des Plantes, vite, si vite, comme talonnée par quelque mystérieux poursuivant. Tant d’années après, la même émotion. Et cette litanie dansant dans l’air surchauffé : “Mais le coeur, lui, ne vieillit pas — à l’intérieur de nous, ça ne vieillit pas !”

La fraîcheur de la gare, après l’éclatant soleil de la place, la fit légèrement frissonner. Assise dans le train, elle sentit qu’elle s’apaisait peu à peu. Pendant deux heures et demie, elle pourrait se livrer enfin toute à sa rêverie, à ses implacables rêves qui faisaient défiler  devant elle des images si précises qu’elle s’en extrayait péniblement, étourdie, grisée. Elle sentit avec une acuité douloureuse la douceur de sa main sur sa nuque, la chaleur de ses lèvres sur les siennes, son odeur  de  chat  endormi  au soleil. Le mot  “retrouvailles” résonna dans sa tête et lui fit mal. Elle entendit l’effort et la peine, et le courage qu’il faudrait déployer, calicot blanc claquant entre leurs bras tendus — et le temps, incertain allié. Des retrouvailles comme des relevailles, d’abord on dit  : “Dieu merci, j’y suis arrivée”, et puis on se sent vaciller devant la tâche.

Elle détourna vivement  la tête vers la vitre, pour chasser de son regard l’image que le mot avait jetée devant elle, pesant gibier lancé tout sanglant sur la table.  Elle avait besoin de voir défiler les champs et les haies, et les maisons aux jardinets maladifs. Ces visions fugitives et monotones la rassérénaient.

Il ne l’attendait pas sur le quai, puisqu’elle avait préféré ne pas lui dire quel jour elle arriverait. Elle se glissa avec volupté dans la petite voiture de location qu’elle avait  réservée depuis Paris. Le tableau de bord et les sièges neufs lui donnaient une curieuse impression d’irréalité, elle se sentait jouer un rôle, ce geste qu’elle avait eu en lançant son sac de voyage sur le siège arrière… C’était si bon, si follement bon de se retrouver dans une autre ville, de conduire un véhicule inconnu à travers des rues oubliées.

La campagne angevine lui parut triste. Le grand fleuve gris roulait des eaux maussades. Les mouettes remontaient vers l’amont  pour échapper aux tempêtes de l’estuaire en criaillant lugubrement. Les ardoises des toits et le schiste des murets martelaient  durement le paysage. Figée sur le piquet d’une clôture en fil de fer barbelé, une buse la suivit  des yeux.

Elle sentait le plastique froid du volant sous ses doigts légèrement gourds. C’était ça qu’elle était venue chercher de si loin, vers quoi elle fonçait sur la route bordée d’ormes : son indulgence, cette façon qu’il avait de l’écouter comme s’il la bénissait.

La rousseur de la vigne vierge la surprit. Jamais encore, elle n’avait vu la maison dans un tel flamboiement. Elle se sentit curieusement intimidée. La cuisine sentait le café et le beurre frais, il parlait à côté, dans la salle à manger, avec une femme, il n’avait pas entendu les coups frappés à la porte ni ses pas dans la cuisine. Quand il se tourna vers elle, le soleil tomba précisément sur la mèche blanche qui lui barrait le front, rebelle — lame d’un glaive étincelant sur sa tête. L’ange du Jugement dernier. Imperceptiblement, il modifia son expression, du moins eut-elle cette impression. D’abord surpris et contrarié, il arbora aussitôt après un large sourire, se leva en écartant les bras, s’exclamant avec enthousiasme : “Suzanne, quelle bonne surprise !” Ca sonnait faux, elle n’arrivait pas à vaincre l’horrible impression que tout sonnait faux, comme dans un film mal doublé, comme dans une mauvaise série télévisée. Elle ne se précipita pas pour se jeter dans ses bras, comme  elle  l’avait tant et tant  de  fois  fait  en  rêve ,  elle  restait  là,  sur  le  seuil, paralysée par la déception de ne pas le trouver seul. Il lui entoura les épaules de son bras, elle sentait son corps raide, incapable de répondre à son embrassade. L’interlocutrice de Thomas, une femme aux cheveux courts, à l’air plutôt engageant, les regardait placidement sans avoir le moins du monde l’air gêné. “C’est moi qui suis en trop…” pensa Suzanne, et, sous la cuirasse de ses muscles tendus, elle sentit une violente douleur, la douleur, lui tordre le ventre.

“J’ai été assise trop longtemps, j’ai besoin de faire un tour au grand air…

— Tu vas bien grignoter un petit morceau avant, Paule vient de me ramener des reines de reinettes délicieuses.”

Elle avait refusé, elle se sentait si humiliée, oui, défaite. Comme sa mère aurait dit, elle était la cinquième roue du carrosse. Insignifiante, sans importance. Elle marchait à grands pas sur le sentier, elle sentait sous la fine semelle les cailloux pointus et le froid de la terre durcie par les premiers frimas. Une odeur lourde de champignon et de moisi  flottait dans l’air, un fin brouillard enveloppait le paysage. Plus que jamais, la nature lui semblait une entité hostile, elle savait bien qu’elle n’y trouverait aucune consolation. Elle était envahie par une espèce de panique qui lui faisait mettre convulsivement la main devant la bouche  pour étouffer ses sanglots. Elle  proférait  des sons inarticulés, cris de détresse qu’elle trouvait ridicules et qu’elle ne pouvait retenir.

Seule. Seule, seule, seule, tambourinaient ses talons, et les arbres dénudés accompagnaient ses pas sonores d’une plainte languissante. Sous ses doigts raides de froid, le volant lui sembla tiède.

F. Clairambault

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Une réponse à Retour en Anjou

  1. Elisabeth Bellai dit :

    Déception aussi puissante que le rêve, l’écriture est là pour me transporter dans ton monde. Je suis émue de tant de force.

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