Lune de miel à Venise

Il lui avait dit : “Je t’emmènerai dans un palais vénitien donnant sur le Canal.”

Avec lui, elle n’avait connu que les hôtels Campanile et Ibis de la banlieue parisienne. Dans l’un d’eux, des vues de Venise étaient accrochées dans la chambre. Ça lui avait fait drôle.

Elle ne savait pas bien ce qui l’avait bouleversée dans cet homme-là. Peut-être qu’il fût si grand. Elle se sentait redevenir une petite fille avec lui. Peu après leur rencontre, des images de son enfance lui étaient revenues d’une façon obsédante. Son père de retour du travail, trempé de la pluie traversée à scooter. Il la prenait dans ses bras, l’élevait au-dessus de lui. “Bonsoir, ma petite princesse.” Il la frottait contre ses joues râpeuses, elle sentait son odeur d’homme, elle restait là, dans le creux de son épaule, longtemps. Aucun danger ne pourrait l’atteindre.

1,95 m. Pour lui parler, lorsqu’ils étaient côte à côte, elle devait lever la tête. Assise en face de lui, elle était désarçonnée par son regard à hauteur du sien. Il la contemplait avec calme, douceur et détermination. Elle avait cru que ce regard-là lui était spécialement consacré. Par la suite, elle avait pu constater, incrédule, que c’était le regard qu’il destinait aux femmes. A toutes les femmes. Sans distinction d’âge, de condition sociale ou de beauté. De ce point de vue, il faisait preuve d’un remarquable sens de l’égalité. Elle avait compris qu’elle n’était en aucune façon privilégiée. C’était le lot commun.

Il lui avait semblé bizarre qu’il lui proposât l’hôtel dès leur premier rendez-vous d’amour. Il se proclamait célibataire, pour ne pas dire esseulé. Mais son appartement était dans un désordre si monstrueux, impossible d’y amener une femme aussi raffinée qu’elle. Elle n’avait pas creusé la question. Seul lui importait de pouvoir enfin caresser ce grand corps désiré et de s’enrouler avec lui dans le désordre délicieux d’un lit d’amants.

Pendant près de deux mois, ses pieds n’avaient pas touché terre. Elle volait littéralement. L’enfant d’habitude si lourd, qu’il fallait porter sur le chemin de l’école ne pesait plus dans ses bras. Elle lui murmurait à l’oreille : “Mais comment ma grosse Poussinette peut-elle être devenue légère comme une plume?” L’enfant riait. Elle avait l’impression qu’elle ne l’avait jamais autant aimée.

Elle ne posait pas de questions. Elle se contentait d’obéir à son désir à lui, auquel se superposait immédiatement le sien. Il lui avait dit qu’il aimait sa placidité, qu’elle n’ait aucune de ses exigences qui rendaient la vie avec les femmes parfois si étouffante. Ça lui avait donné à penser. Il ne vivait pas avec elle. Il ne voulait connaître ni sa maison ni ses enfants. Il l’appelait quand il avait le désir d’elle. Ses amies, celles du moins qu’elle avait mises au courant, ses vieilles amies avec qui elle avait tant partagé, disaient : “Il te siffle.” Ça lui était égal.

Il avait des amies lui aussi, beaucoup d’amies qu’il appelait ses “copines”. Pour elles, il était toujours merveilleusement disponible, aidait l’une à déménager, consolait l’autre d’un chagrin d’amour, accompagnait la troisième à la clinique. Elle avait une collègue, une jolie jeune femme mutine qui passait ses vacances non loin de Strasbourg, sa ville natale à lui. Il avait décidé de lui rendre visite au printemps puisqu’il serait dans sa famille à ce moment-là. Il n’avait qu’entrevu cette collègue avec elle au cours d’une soirée, ça lui donnerait l’occasion de faire plus ample connaissance. Elle lui avait dit : “Je préférerais que tu n’ailles pas la voir. Ça me rend malheureuse. C’est une collègue que tu connais à peine, tu es l’homme que j’aime, que vous vous voyiez un soir à des centaines de kilomètres de moi, ce n’est pas si naturel. S’il te plaît, va voir tes vieilles copines, tes copains, ta famille, pas elle…” Il n’avait rien voulu entendre, avait trouvé sa jalousie ridicule, déplacée. Par la suite, il continua à la voir  régulièrement à Paris, ils aimaient bien parler ensemble de Strasbourg. Elle ne connaissait pas cette ville, il ne lui avait jamais proposé de l’accompagner dans ses escapades familiales.

Ils se voyaient par intermittence. Parfois, il partait pour des missions à l’étranger. Elle appréciait ces vacances sentimentales, se consacrait alors corps et âme à ses enfants, c’était d’une certaine façon reposant. Mais une fois, il n’avait plus donné signe de vie pendant près d’un mois, sans explication. Il était injoignable, elle tombait constamment sur son répondeur. Elle avait enfreint son interdiction, l’avait appelé à son travail, mais sa secrétaire lui avait expliqué gentiment qu’il était en réunion ou, une autre fois, qu’il  n’était pas encore arrivé, ou déjà parti. Pendant plusieurs jours, elle avait promené sa douleur comme un enfant malade à travers la ville, elle avait essayé de la distraire avec le cinéma, l’animation des grandes artères. Elle l’avait emmenée en dehors de la ville, tentant de lui faire admirer les paysages qu’elle aimait, le soleil couchant sur le fleuve, le friselis des roseaux sous la brise, mais la douleur ne bougeait pas, elle était là, lourde comme un cadavre d’animal. Alors elle s’était couchée avec elle, la berçant de chants venus du plus loin de son enfance, de comptines, de mélopées.

Il avait enfin appelé : il avait été malade, avait sans doute trop bu, puis s’était senti si mal qu’il n’avait pas trouvé le courage de se manifester avant. Ça ne faisait rien, il était là, c’était l’essentiel, elle avait immédiatement repris vie, elle avait couru vers lui. Elle  n’avait pas le choix, elle l’aimait trop pour lui en vouloir. Elle ne connaissait pas le ressentiment envers lui. Mais depuis, la douleur demeurait, une douleur sourde, discrète, comme une présence un peu lourde en permanence à ses côtés. Elle continuait à le voir quand il le demandait. Elle se rendait disponible, très tôt le matin, très tard le soir, annulait des rendez-vous professionnels, décommandait des dîners amicaux, jonglait avec les baby-sitters. Elle prenait ce qu’il lui donnait sans demander une miette de plus. Elle sentait que ce serait inutile. Et puis elle ne savait pas composer ces scènes-là ; le goût du pathétique lui était inconnu. Elle se serait sentie tellement ridicule…

Plusieurs fois, il lui avait fait faux bond. Il l’avait prévenue alors qu’elle était déjà en route vers lui, le coeur battant, ivre du bonheur de le retrouver bientôt.  Parfois, il ne la prévenait pas du tout.

Et voilà qu’aujourd’hui, à nouveau, elle l’attendait en vain dans leur café, celui où pour la première fois il lui avait déclaré son désir. Il ne viendrait pas, elle le savait. Le soleil brûlait délicieusement sa peau fragile de blonde. Ses enfants étaient chez sa mère, à la campagne, elle les imaginait courant à travers les folles avoines du champ derrière la maison. Comme elle aurait aimé les serrer dans ses bras, respirer leur odeur de savon et de linge propre, écouter leurs récits incohérents, dévorer avec eux les tartines de pain beurré de son enfance. Il y a longtemps, un homme lui avait parlé de l’emmener à Venise, dans un palais donnant sur le Canal. Parmi les riches étoffes chamarrées, ils auraient longuement, lentement fait l’amour et se seraient enfin endormis dans le vrombissement ouaté des vaporettos. Cet homme-là était mort, et puis c’était il y a si longtemps, déjà elle ne se souvenait plus bien, il lui restait une vague angoisse autour du coeur que la splendeur de la lumière estivale desserrait peu à peu.

Une paix tombait sur elle, une affection qu’elle sentait naître pour elle-même, une tendresse : comme une mère, elle se penchait sur l’enfant blessé en elle. “Ne t’en fais pas, il ne te fera plus souffrir, plus jamais. Ne pleure plus, c’est fini.” Elle se passa la main sur le visage, se caressa la joue, elle sentit se dessiner, à travers les larmes, son sourire de fée, comme disait son père lorsqu’il la voyait retrouver sa gaieté après un gros chagrin  d’enfant. Paralysée par sa fatigue et la touffeur d’août, elle entendit chanter au plus profond d’elle l’allégresse de la libération.

Ce contenu a été publié dans Textes et nouvelles, avec comme mot(s)-clé(s) , , , , , , , , , , , , , , , . Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.

2 réponses à Lune de miel à Venise

  1. Elisabeth Bellai dit :

    Je suis émue par cette femme et son histoire. Encore une fois cette écriture qui m’innonde d’émotion et quel beau dernier paragraphe !

  2. Mathilde dit :

    Bravo Fabienne !
    Tu as un vrai talent d’écrivaine !
    Alors c’est pour quand le prochain best-seller ?!!!
    Bisous.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *


Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.