Elle avait épousé Barbe-Bleue. Il était étrange et attirant. Et puisque l’homme qu’elle aimait n’avait pas voulu d’elle, alors lui ou son frère, quelle importance…
Elle avait montré les trésors de son mari, sa nouvelle richesse, à ses envieuses amies. Elle avait vu leurs yeux briller devant les coffres débordant de pierreries, les armoires aux planches ployant sous la soie, le vair et l’organza. La vaisselle d’or étincelait dans leurs mains blanches, les cristaux taillés lançaient des éclairs.
Elle avait pensé : je l’aimerai bientôt. Il s’agissait juste de se mettre joyeusement à table avec lui, et au lit, jour après jour. La barbe noire, de nuit, n’était pas si inquiétante. Il suffisait de regarder ses yeux, parfois si angoissés. Son époux avait quelque chose des biches sauvages du parc, effarouchées au moindre bruit, humant frileusement les menaces de leur museau de velours.
Elle avait décidé d’ouvrir une à une les portes de son coeur, sans bruit, en douceur. Il ne se rendrait compte de rien. Elle l’apprivoiserait.
Les portes de son coeur, oui, mais cette porte-là, celle sans décoration aucune, au sobre bois de chêne brut, celle-là, elle savait qu’elle devait y renoncer. Par respect, sans chercher à comprendre. Il lui avait dit : « Là tu ne devras pas aller ». Ses yeux suppliaient. Sa bouche au dessin si ferme sous la barbe noire avait légèrement tremblé. « Tu n’iras pas, toi, mon âme et ma vie, tu n’iras pas, n’est-ce pas ? » Elle avait incliné la tête en signe d’assentiment. C’était son domaine et son secret.
Il était parti pour ses affaires, elle ne savait lesquelles au juste, et peu lui importait. L’essentiel était qu’il revînt vite.
Elle s’ennuyait seule à table et passait lentement à travers les pièces vides, écartant les lourdes tentures tendues d’une salle à l’autre.Elle n’avait pas envie de voir ses amies. Elle rêvait. A lui. A son silence, à son calme, à la façon qu’il avait de la regarder avant de lui prendre la main pour l’entraîner sur leur couche. Elle frissonnait.
Comme il tardait. Les mets prenaient dans sa bouche un goût fade, le chant exalté des oiseaux lui devenait insupportable, elle jalousait la nature luxuriante du coeur de l’été. Une sourde rancune montait en elle tandis que son désir de lui la tourmentait chaque jour un peu plus. Son absence la rendait si misérable, comment pouvait-il tarder ainsi ?
Elle se vengerait. Elle n’allait pas respecter son désir. Elle entrerait dans la chambre interdite. Ce serait sa façon de le punir de cette béance qu’il creusait en elle.
Effroi et désespoir.Elle avait tout perdu. Il s’était pris la tête dans les mains et avait poussé un long cri de bête. Puis le silence était retombé, il avait fermé toutes les issues. Et avait attendu la mort, enfermé, enfermé avec elle, sans un mot, sourd aux hurlements de détresse de sa soeur à elle, encourageant du haut de la tour sud les frères à galoper plus vite.
Elle n’avait pu empêcher qu’ils le tuent.
Ce conte est tellement aérien que la fin tragique me laisse sidérée. Bravo