Octobre 2009
Camaïeu de gris des façades délavées. Rues tortueuses où glissent, légers fantômes, des papiers froissés, vieux journaux, prospectus criards, feuillets griffonnés. Les rues s’étagent et se surplombent, reliées — quand on ne s’y attend plus — par des escaliers pentus, à la double rambarde de fer. Des enfants aux cheveux fous y jouent au toboggan, les murs décrépis résonnent de leurs rires, un rideau empesé de poussière se soulève puis retombe. Les arbres de l’avenue sont gris, eux aussi, robiniers fatigués, platanes chenus. Des mères pressées poussent des landaus, capote relevée, vers le parc aux sombres ramures.
Belleville, comme tu es beau, mon quartier, en ta rumeur sourde et marine, dans le piaillement de tes gosses délaissés, petits Africains en fratries répandus sur tes trottoirs aux fresques de craie, petits Asiatiques aux yeux timides, sautillant aux abords des magasins odoriférants, petits Blancs aussi, si roses et pâles parmi les teints cuivrés.
Des mains caressent les boucles, la queue s’allonge le long du tabac-PMU, la rue s’engorge brusquement — et sonnent les klaxons, et fusent les injures. La broche verticale tourne chez le Grec, et l’agneau rôti emplit mes narines d’un parfum qui m’enivre, mais les petites mains ne sont plus là pour se saisir du cône de papier graisseux où, d’un geste délicat, le Grec a déposé les fines tranches de viande. Le vieil Africain du métro fait roussir ses épis de maïs sur le Caddie qui s’improvise grill, et les petites mains ne se tendent plus vers lui, impatientes, impérieuses.
Sur le terre-plein du boulevard, le manège Majestic tourne et fait éclore les visages fatigués des gosses du quartier, yeux cernés, bouches rieuses, une tristesse pourtant dans le regard. Il grince, le vieux manège, où mes petits ne dévident plus les longues minutes de fins d’après-midi pluvieuses.
La nuit est tombée comme un masque, les lumières maquillent les façades, l’or et la pourpre des néons racolent le passant pressé, et je n’y tiens plus. Puisqu’aucun foyer ne nous accueillera ici, puisque nul escalier de bois ciré, à la forte odeur d’église, n’appelle nos pas, tournons les talons et, dérisoires expatriés, reprenons le chemin de lieux où il nous faudra bien apprendre à vivre.
Juin 2015
Lucie est revenue par hasard à deux pas du lieu qui l’a accueillie toute petite fille. Du 87 quitté en juin 1994 dans le déchirement, elle est arrivée au 62 rue de Belleville avec son compagnon. Retour vers un passé confus pour elle. Découverte pour Mathilde, la “toute petite dernière”, et pour Marie, douce fiancée, d’un territoire dont elles n’ont que trop entendu parler…
J’ai pu y retourner sans tristesse, dans une douce euphorie. Le parc rue Piat s’est étoffé, les arbres ont grandi en vastes frondaisons. Les fontaines en escalier accueillent toujours les petits pieds et les cris joyeux.
Le passé poignant s’éloigne discrètement, pour laisser la vibrante jeunesse de mes enfants éclater en un nouveau printemps. Magie des saisons de nos vies.
Lire un texte qui décrit un lieu qui nous est cher pour telle ou telle raison me met toujours face à ma propre nostalgie : endroits, personnes, situations reviennent se cogner dans ma tête. C’est une vague forte à chaque fois. Je connais aussi ce Belleville moderne : j’en suis proche. Et c’est exactement ça depuis des années.
Le défilé des années qui, chacune, modifient, effacent, rajoutent, transforment, nourrit en moi une tristesse profonde mais douce. L’avenir m’excite mais je sais aussi ce que je perds lorsque brusquement l’heure à vivre est devenue l’heure vécue qui tout à coup largue les amarres et s’en va pour ne plus revenir sur l’océan du temps.
Le temps qui passe, c’est aussi de la vie en moins et des gens que j’aime qui meurent.
Très beau texte, Fabienne.
Ce commentaire n’est pas écrit par un inconnu : je suis Ellypso qui tenait le blog “L’observatoire du cœur” désormais clos. Pour certains motifs, j’ai préféré ouvrir un nouvel espace d’écriture et de communication plus en phase avec celui que je suis aujourd’hui. Ce nouveau blog s’appelle “Tel un funambule…”. L’esprit y est le même que sur “L’observatoire” avec de l’expérience de vie en plus, des jugements de valeur en moins et une envie d’écriture un peu plus littéraire. Le lien est laissé avec ce com’.
A bientôt j’espère ! 🙂
Laurent-Pierre (je reprends mon vrai prénom)
Merci infiniment, Laurent-Pierre, pour ces réflexions si profondes et si justes.
Depuis que j’ai écrit ce texte, ma fille et son compagnon ont emménagé pratiquement en face de l’immeuble où nous habitions en famille…
Du coup, la poignante nostalgie s’est transformée en douces retrouvailles, je me sens apaisée.
Désolée, comme dit précédemment, de n’avoir pu répondre à ce riche message auparavant pour cause de panne technique!