Les morts ne sont pas absents, ils sont juste invisibles. – Saint Augustin
Nos morts aimés s’imposent à nous à des moments que nous ne choisissons pas et selon une scénographie dont nous ne sommes pas maîtres.
Ils se présentent à nous dans le frôlement d’un passé éternel, vibrant de vie. Ils choisissent leur moment, celui de nos absences, à l’orée du sommeil, dans la torpeur d’une sieste estivale, quand nous nous oublions enfin.
Ma belle-mère, la mamet des enfants, chemine de son pas menu à mes côtés devant l’étal des marchés, je la vois choisir précautionneusement les fruits et les légumes qu’elle nous donnera à midi. Elle est heureuse que je sois là, je le sais, je le sens, heureuse que je parle pour elle au marchand, que je porte son panier. Sa timidité maladive l’empêchait parfois, jeune fille, d’entrer dans une boutique, tant lui était pénible le fait de s’adresser à quelqu’un qu’elle ne connaissait pas.
Il ne lui reste plus qu’une ombre de voix, un souffle léger, séquelle de sa radiothérapie contre le cancer du sein : les cordes vocales ont été brûlées par le traitement, et elle souffre, elle déjà si réservée, d’avoir si peu de force, désormais, pour s’exprimer.
Elle est fière de marcher avec ses petits-enfants, blonds et frisés, frisés, croit-on, « comme elle » – qui ne l’est pas naturellement. Elle ne dément pas quand on lui en fait la remarque. Et moi, je suis toute baignée de la douceur de cet amour qu’elle nous porte, dans le silence de son cœur – émue aussi par la tendresse poignante que je ressens pour elle.
Pour Maman, les images se bousculent, confuses, et parfois celles de sa maladie prennent toute la place, je ne peux les chasser. Elles sont lourdes de profonde mélancolie et de culpabilité.
Mais, d’autres fois, j’entends, surprise, les mots de la maman de mon enfance. Pas sa voix à proprement parler, j’ai l’impression que la voix est ce qu’on ne peut retrouver quand les êtres ont disparu, non, ce sont ses mots que j’entends.
Les expressions de maman jaillissent dans ma bouche, tels les phylactères de l’art chrétien médiéval, délicieuses petites banderoles sur lesquelles se déploient les paroles prononcées par les saints. Je les reconnais, je ne savais pas qu’elles existaient, si vivaces, en moi. La langue de maman, ses tournures pleines de vie et de saveur, gouailleuses, me rappellent qu’elle fut, un jour, une jeune femme enjouée, éclatante de vie, révoltée aussi devant le manque de considération des importants pour les petites gens.
Petit florilège:
Il rit chaque fois qu’il se brûle
Il rit chaque fois qu’il lui tombe un œil
Cela ferait rire des chevaux de bois
Il est patient comme un chat qu’on étrangle : bien que l’image soit cruelle, celle-ci m’a toujours fait rire…
Elle est comme une poule qui a trouvé un couteau (déconcertée face à une situation nouvelle)
Elle a un polichinelle dans le tiroir
Il est habillé comme l’as de pique
C’est la croix et la bannière pour obtenir ceci ou cela
C’est le tonneau des Danaïdes
Ce qu’il peut être radis noir : il revient toujours sur le même sujet, il nous harcèle en répétant toujours la même chose (par allusion à la difficulté de digérer ledit légume!). Elle reprochait à mon père de l’être, et j’ai d’ailleurs hérité de lui ce détestable travers : revenir sans cesse sur les mêmes griefs, sur ce qui, décidément, « ne passe pas ».
Il est poilu comme un verre de lampe
Elle a les lèvres en rebord de pot de chambre (et voilà comment maman traitait les lèvres sensuelles. Quel n’aurait pas été son effarement devant la mode des bouches botoxées!)
Je ne vais pas poireauter 107 ans (j’ai appris depuis peu que Notre-Dame de Paris aurait mis 107 ans à être construite…)
Il ment comme un arracheur de dents
Elle a des cannes en bâton de Zan
Il a des mollets de coq
Elle a la figure en coin de rue, en lame de couteau : ça, c’était pour moi, à qui elle trouvait toujours mauvaise mine et maigre figure. Elle aurait aimé que j’aie de bonnes joues rondes, et j’en étais loin.
Un nez à piquer les gaufres, en pic à glace, en quart de brie : toutes expressions qu’elle s’attribuait devant le miroir, complexée qu’elle était par son nez, trop long et trop pointu à son goût… Un complexe qui la rendait malheureuse, elle pourtant si belle.
Après lui, on peut tirer le cordon. C’est une expression que seule maman employait, car on dit habituellement : après lui, on peut tirer l’échelle. Elle parlait ainsi de quelqu’un de prétentieux, qui prétend tout savoir et se comporte avec dédain.Cette expression-là la vengeait, je crois, de tous ceux qui l’humiliaient, elle leur renvoyait leur mépris avec une réelle satisfaction. Ce qu’elle aurait aimé, c’est qu’ils se sentent enfin “dans leurs petits souliers”.
Je ne revois jamais maman avec autant de vivacité et de joie que lorsque cette verve maternelle me revient involontairement.
F.G.
J’aurais bien aimé échanger quelques jolies expressions avec ta maman. Heureusement, tu te les rappelles, et tu les distribues généreusement à longueur de journée.
Quel bonheur de retrouver ta voix littéraire avec cette si belle écriture ! C’est un texte magnifique et tendre. Encore !
Quel plaisir, franchement, de lire ce petit texte qui arrive à point pour moi en cette fin de journée, léger, délicat et profond.
Recommentaire :
plusieurs expressions me sont connues et mon entourage ou moi-même en employons encore certaines, mais souvent comme des espèces de citations affectueuses ou malicieuses ; d’autres non, mais ça donne envie…
Tellement vrai. Les morts aimés arrivent et s’en vont sans prévenir, laissant derrière eux un sillage d’amour et un parfum de nostalgie.
Merci de nous faire si bien partager tes émotions et tes souvenirs.
Tendres bises
Merci pour ce si doux commentaire, Patrick. Sillage d’amour et parfum de nostalgie, c’est exactement ainsi que se rappellent à nous nos chers disparus. Tendres bises.
C’est vrai, Marion, certaines expressions sont bien connues, d’autres sont de vraies créations, mais je les entends toutes avec le ton, à défaut de la voix, de maman. J’en rajouterai peu à peu, au fur et à mesure qu’elles me reviendront…
Tu es trop mignonne et très indulgente, Anna! Tes encouragements me vont droit au cœur, je suis si paresseuse, je rêvasse et ne prends pas le temps de mettre en forme ce qui me traverse. Vos gentils retours à tous me touchent beaucoup.
Merci, Mumu, pour ton affectueux retour. Tu es, toi-même, une vraie spécialiste de la création d’expressions, et une remarquable collectionneuse, j’ai hâte de voir ton beau travail sur le sujet!
Ton commentaire plein de sensibilité et de bienveillance me touche beaucoup, Marion. Merci.
Très jolie histoire et beaucoup d’émotions, j’aimerais bien un jour écrire aussi un livre sur mon parcourt
Merci, Alain, pour ce commentaire si positif. Il faut, je crois, juste saisir le bon moment, quand l’émotion est là et qu’on a justement le temps d’écrire. C’est une conjonction pas si facile à rencontrer!