Tu as bercé ta douleur toute la nuit.
Au matin, elle ne s’était pas endormie. Elle était là, la fatigue ne l’avait pas émoussée et sur elle les heures n’étaient pas passées. Alors tu lui as montré le ciel rose de l’aube et tu lui as dit : la ville est si belle, viens, allons nous promener.
Dans le métro, elle n’a pas voulu regarder la petite fille noire aux grands yeux intrigués. Tu lui as montré les petits souliers vernis avec leur minuscule noeud de satin crème. Elle n’a pas voulu les admirer avec toi. Les petits doigts sombres et la peau rose, si fine, des paumes : elle ne voulait pas les voir. Ce n’était pas la peine de lui parler, les mots glissaient sur elle, comme la pluie sur les vitres du métro. Elle ne voulait voir que ça : la pluie qui glissait sur les vitres, les ruisseaux qui coulaient verticalement entre elle et la ville, elle ne voulait pas parler.
Tu as pensé : ça ne fait rien, je vais l’emmener au cinéma, ce sera plus gai que ce paysage noyé, le cinéma, ça la consolera, peut-être même que ça l’endormira. Le cinéma, ça la changera, elle aime tellement ça.
Mais le film, tu n’es pas sûre qu’elle l’ait seulement regardé. Quand l’écran s’éclairait, tu voyais bien qu’elle fixait un point invisible. Elle était immobile et, à la fin, elle n’a pas dit un mot. Alors tu l’as promenée à travers les rues de la ville qu’elle aime tant, tu lui as montré les lumières et les couleurs, tu lui as fait respirer les parfums, tu l’as caressée, tu l’as cajolée, tu l’as prise dans tes bras et tu l’as même chatouillée comme tu faisais avec tes petits quand ils étaient tristes. Mais elle n’a pas souri et elle a continué à te suivre docilement, partout où tu l’as emmenée elle t’a suivie docilement, sans rébellion, sans protester.
Quand le crépuscule hâtif d’hiver est tombé, vous êtes revenues toutes les deux à la maison. Ses yeux étaient cernés de grandes auréoles bistre, tu lui as préparé le goûter qu’elle aime. Elle n’a pas voulu le manger, elle regardait le pain blond, sa main s’est approchée. Tu as repris courage, mais sa main est retombée. Sur le bois sombre, sa main est retombée. Elle s’est plongée dans la contemplation des veines du vieux chêne patiné. Elle n’a pas pu prendre le pain beurré. Elle n’a pas pu manger.
Alors, pour la deuxième nuit, tu l’as bercée, tu lui as chanté des comptines, de vieilles comptines dont tu ne savais plus toutes les paroles. Celles qui t’échappaient, tu les inventais et tu la berçais au rythme de tes inventions. Mais elle ne s’est pas endormie, elle ouvrait les yeux tout grands sur le plafond vide et elle ne disait pas un mot.
Tu as enfin compris qu’elle ne dormirait pas, ni ne mangerait, ni ne se réjouirait de la beauté des tableaux que tu lui montrerais, ni n’entendrait les doux accents de Sonny Rollins. Ni Coltrane ni personne ne feraient bouger ses hanches, ni ses pieds, ni rien en elle. Tes baisers ne lui ont pas redonné de couleurs, pâle et immobile elle attendait.
Puisqu’il n’y avait vraiment rien d’autre à faire, tu as décidé d’attendre avec elle. Tu t’es installée à ses côtés, tu n’as plus lutté, tu lui as pris la main. Avec elle, tu as attendu dans l’obscurité et le silence. Tu savais qu’il faudrait des jours et des nuits. Tu avais l’habitude, le temps ferait son office, nuit après nuit, il convoquerait la tendresse à son chevet, et un matin, à l’aube, la douleur serait douce, elle aurait retrouvé son courage, elle maquillerait ses joues pâles, cacherait ses cernes, rougirait ses lèvres. C’était juste une question d’heures, de jours, peut-être de mois, ce n’est pas toi qui choisissais. Tu lui faisais confiance.
Photo : Edouard Boubat, Untitled, 1948
Merci Fabienne pour ce beau texte, très émouvant et si vrai par la décision finale de juste attendre.
Cela m’évoque la prise de position de François Roustang et correspond assez à la manière chinoise d’envisager les choses (je pense à François Jullien — cité par Roustang dans un de ses livres — que j’ai entendu dernièrement parlé de son dernier livre “Cinq concepts proposés à la psychanalyse”).
Mais j’évoque des théories et ce n’est pas ce dont il s’agit dans ton texte. L’acceptation de la proximité de la douleur est beaucoup plus qu’une thérapie…
La photo est superbe. Je t’embrasse. Monique
Je pense que les théories sur ce genre d’expériences naissent du vécu et s’alimentent d’auteurs, et je suis très flattée que tu évoques ces deux messieurs que je n’ai pas lus mais que je connais par les nombreux commentaires et les analyses qu’ils ont pu susciter.
Je suis contente que tu aimes la photo, Boubat est un de mes photographes préférés avec Willy Ronis, Izis, Ernst Haas, tous ces merveilleux photographes dits “humanistes” avec leur immense tendresse pour l’humanité…
Fabienne,
Ton texte est merveilleusement beau et très émouvant. Merci pour ce doux moment de poésie et de réflexion que tu nous fais vivre.
Marie
Et à toi merci pour ce retour si positif et pour ta fidélité…
ma pauvre puce
c’est un texte tellement dur et désespéré. j’en ai encore des frissons.
Heureusement que je connais aussi ta joie et ta fureur de vivre.
Bises
Oui, mais pas de panique, c’est un vieux texte que j’ai repris et espérons qu’il ne sera plus d’actualité! En même temps, la grande tristesse fait aussi partie de la vie…
Très beau texte et bravo également au photographe. J’aime beaucoup
Merci, Véronique pour votre commentaire élogieux. Boubat fait partie de ces photographes dits “humanistes” comme Willy Ronis, Izis ou Doisneau, que j’aime beaucoup et qui sont toujours merveilleusement inspirants.
Bonjour, pouvez vous me dire un peu plus d’information sur cette phot car notre professeur nous à donner cette photo mais on ne sais pas grand chose.
Je numérote mes questions.
1. le titre de l’ouvre, la nature et le genre,
2 cadre géographique, événement marquants/éléments d’inspiration
3 technique, matériaux, dimensions, point de vue, composition.
Je vous remercie d’avance si vous pourriez m’aider car je suis dans le flou total.
Merci beaucoup.
Désolée, Auphélia, je vois votre commentaire ce jour, mon blog fonctionne très mal et je ne reçois les commentaires que par à-coups.
Boubat est un photographe de l’école humaniste, comme Doisneau, Ronis, Izis ou Brassaï (que j’aime moins).
Ses images sont pleines de tendresse pour l’humanité et d’une poésie extraordinaire pour moi.
La photo date de 1948, on voit qu’on est après-guerre, à Paris, je pense. Elle ne porte pas de titre.
Pour les questions techniques, je regrette, je ne sais pas répondre.
Etes-vous étudiante en photographie? Je vous enverrai mon mail par mail, c’est plus sûr pour vous aider, si je peux. Bon courage!