Les enfants entrent en crise à l’adolescence. Voilà qui est admis. Cela commence de plus en plus tôt (8 ans?), finit de plus en plus tard (30 ans? Oui, ça se voit, s’ils n’ont pas fondé de famille ni trouvé de travail). Un calvaire pour les parents.
C’est une nouveauté sur le plan de l’histoire humaine. Connaît-on beaucoup de romans du dix-neuvième siècle ou du début du vingtième qui traitent du sujet ? Sans parler, bien sûr, de temps plus anciens où l’on voyait les enfants se sacrifier pour leurs parents, leur honneur bafoué ou autre… Le Cid de Corneille ou la Bérénice de Racine sont plus exotiques dans le don de leur amour ou de leur vie pour leur père que la plus secrète des peuplades amérindiennes actuelles.
Mais ne remontons surtout pas si loin. Les grands-parents de nos parents, dès qu’ils n’étaient plus de tout jeunes enfants, aidaient aux champs ou à la ferme, entraient à l’usine ou descendaient à la mine. De caprices ou de mauvaise humeur, il n’était alors pas question. Ils représentaient très vite des bras ou une paie en plus. Nous retrouvons le phénomène sous d’autres cieux et il nous indigne légitimement.
Connaissez-vous le Potlatch?
Aujourd’hui et dans notre monde occidentalisé, nous comblons les enfants de cadeaux. Les petits enfants et les grands, voire les déjà mûrs! L’anthropologue Marcel Mauss a montré dans l’ « Essai sur le don » (1924) que le lien social est recréé en permanence autour de la triple obligation du donner-recevoir-rendre. Mais chez les Indiens de la côte Pacifique en Amérique du Nord, le Potlatch ou don excessif est aussi une façon d’humilier un rival dans un conflit : on donne tant et de si belles choses que l’autre ne peut rendre la pareille, est incapable de « revanchieren », comme disent les Allemands. Ce mode d’échange suscite un sentiment d’humiliation : on ne sera jamais à la hauteur. « Le don exprime toujours une supériorité du donateur sur le donataire. Il façonne la dette et produit de la dépendance », écrit Marcel Mauss (Dupuy 2008, p. 75).
Nos enfants, dont l’indépendance économique se fait toujours plus tardive, ne sont-ils pas prisonniers de ce processus? Dans les familles de nos ancêtres, un jeune homme s’illustrait souvent, et d’une façon absolument naturelle, en aidant ses vieux parents pauvres, qu’il entretenait jusqu’à la fin de leurs jours. Le respect présidait aux relations filiales – si le père Goriot est traité avec tant de mépris et de froideur par ses filles, c’est avant tout parce qu’il se ruine pour elles, vivant misérablement dans sa pension de famille pour qu’elles puissent s’offrir les magnifiques tenues et la vie luxueuse qu’elles jugent indispensables à leur statut. Nombreux sont aujourd’hui les cas de parents travaillant dur pour subvenir aux besoins d’enfants adultes que leurs revenus insuffisants ou leur absence de revenus privent d’un confort jugé indispensable. Le chômage et les conditions économiques en sont la cause, mais la nature des relations humaines n’évolue pas à la même vitesse que le marché du travail et la toujours présente violence faite au donataire ne peut disparaître d’un coup de baguette magique.
Et l’amour entre parents et enfants, mais qu’en fais-je donc? Il existe, à condition d’être induit par la culture, il n’est sans doute pas si naturel que cela. L’idée d’une égalité quasi politique entre enfants et parents, que des théories psychanalytiques mal digérées ont pu répandre dans le public parental, n’implique pas le respect avant tout, et comme les parents doivent parfois tout de même sévir… L’idée d’un traitement injuste, a minima, se fait jour : et pourquoi aimerait-on de « mauvais » parents?
La crise d’adolescence pourra se prolonger fort longtemps… jusque cesse la dépendance. Mais qui le souhaite vraiment?
Homard et vieux crabe
Un autre point m’apparaît, qu’on voit aussi surgir pour « expliquer » la crise d’adolescence.
Le corps se transforme, nous dit-on. Françoise Dolto parle du « complexe du homard », lequel a bien du mal à muer et se sent si fragile avec sa toute nouvelle et tendre carapace. Sa vulnérabilité le rend agressif ou replié sur lui-même. On ne saurait aller contre une si belle et juste image.
Mais au même moment souvent, et en miroir, les parents, eux aussi, changent, plus ou moins insensiblement, d’apparence. Les jolies mamans de tout jeunes enfants, auréolées et vivifiées par leur fraîche maternité, gagnent, les petits trésors devenus adolescents, quelques rides et bourrelets, des cheveux blancs. Elles ont parfois comme une petite gêne à avancer en âge. Peut-être ont-elles négligé leur carrière, abandonné toute ambition sociale ou intellectuelle, cela avait si peu d’importance à côté du grand bonheur, de la véritable caresse pour leur ego que représente de nos jours la maternité… Peut-être n’ont-elles renoncé à rien du tout et entrepris de réussir une belle carrière ou de réaliser une noble ambition, sociale, humanitaire. Mais, tout de même, sans parler des regards admiratifs (désormais plus rares) qui suivent la silhouette d’une jeune femme, executive woman ou non, elles sont parfois confrontées à d’étranges rivalités:celles de femmes aussi diplômées, des battantes, elles aussi, à peine trentenaires et si talentueuses…
Les pères impavides qui jetaient en tout bien tout honneur des regards conquérants sur la gent féminine ou sur le monde, selon leur capacité d’action sur le réel, et qui n’accrochent plus de regard en retour, ils ne se sentent pas mal dans leur peau? Tous ceux qui se voyaient « grimper » professionnellement ou artistiquement et qui stagnent, ils n’ont pas comme une sourde colère en eux? Bien sûr, restent ceux que leurs « obligations professionnelles » bloquent au bureau jusqu’à des heures indues. Ceux-là passent à côté des crises des enfants, ou ne les subissent que par contrecoup.
L’avenir ne semble pas tellement plus encourageant pour le futur vieillard que pour le futur jeune homme. Quand l’enfant atteint l’âge de l’adolescence, le couple parental, s’il n’y a pris garde, a eu le temps d’user sa relation, le désir n’y préside plus ou plus de la même façon. S’il est séparé, le beau-parent n’accapare-t-il pas, au moins un peu, l’amour du parent? Et si c’était ressenti comme injuste? Voir la détestation immédiate de Baudelaire pour cet intrus, le général Aupick, qui lui vole l’amour de sa mère…
Quant au parent resté seul, son sort risque d’être peu enviable face à son enfant grandissant. Comment croire qu’on va être aimé un jour si son père, sa mère ne le sont pas? L’aîné offre alors le tableau si effrayant pour l’adolescent de la solitude, de la non-appartenance à un groupe intime, à une famille. Image terrifiante pour un être en devenir…
Et si nos adolescents étaient de vrais petits saints?
J’ai vu dans mon entourage de terribles orages émotionnels survenir du fait d’adolescents déscolarisés, suicidaires, qui se détruisaient avec une assiduité remarquable. Les parents sont accablés, soudain de nouveau proches, serrés l’un contre l’autre comme ils n’avaient pas été depuis longtemps. Le jeune guérit, car tout finit par passer dans la plupart des cas, et… le couple se sépare. Et reconnaît, s’il est honnête, que cela allait mal, très mal et depuis bien longtemps.
Je soupçonne parfois nos enfants d’avoir un tel amour et un tel sens du sacrifice qu’ils prennent sur eux la souffrance de leur père, de leur mère ou des deux, et qu’ils se font offrande au dieu du malheur qui exige qu’éclatent les conflits, que coule le sang, qu’explosent les apparences, que la vérité perce enfin, enfin.
Mais ce sont eux qui seront enfermés dans les hôpitaux psychiatriques, interrogés, ramenés de force à la raison: comme ils résistent, comme ils s’efforcent de faire entendre cette vérité que les adultes enferment, cadenassent, refusent:le mal-être adulte, la confrontation à la finitude, la fin des illusions.
La petite enfance est une drogue dure pour les parents. Un baume pour l’amour-propre, l’assurance qu’on est une vraie femme, un vrai homme, et aussi un délice pour les yeux, une pluie d’amour -comme on n’en connaît qu’avec les animaux, toujours si heureux de nous retrouver, chiens, chats courant vers nous lorsque nous ouvrons la porte, fût-ce dix fois dans la journée. Les bébés aussi et les tout jeunes enfants sourient de toutes leurs gencives roses ou de leurs perles inégales dès qu’ils nous retrouvent, et ils se jettent dans nos bras, dans un ralenti que l’on ne peut oublier. Nous, parents mûrs qui nous acheminons sereinement ou dans le désespoir vers le vieillissement et la mort, il faut nous consoler, comme on peut, de cette perte-là. Et s’ils nous y aidaient, ces toujours-aimants, ces précieux gardiens de nos vies, en devenant si détestables?
Photo de Chris Killip
Dans le train de retour de Belfort, j’ai eu plaisir à lire en petit sur mon tout beau smartphone tes réflexions de parent que je ne suis pas mais dont la chute me ravit.
Merci, Marion! Tu as été drôlement courageuse de lire un pareil pensum sur un tout petit écran! En fait, j’avais besoin de m’exprimer sur un de ces phénomènes qui semblent si admis et datant de toute éternité, alors qu’ils me semblent tellement liés à une époque, en l’occurrence la nôtre!
Oui, tout cela est tellement juste et bien vu. Un âge tout à fait fascinant, au demeurant, ce n’est pas moi qui dirai le contraire, alors que je les fréquente professionnellement depuis tant d’années, pour le meilleur et pour le pire. Littérairement, on voit bien que, comme tu le dis, le thème n’apparaît pas avant le XVIIIème (Beaumarchais), et ne se développe pas avant la fin du XIXème (Alain-Fournier). L’adolescence, un symptôme de la modernité ?
Figure-toi que, de retour devant mon plus grand écran, j’ai relu ton texte (et apprécié cette étrange photo, qu’est-ce ?) et ça m’a encore intéressée, en général et en particulier,
cette vision inversée des choses, cette vision en effet d’après le jeunisme. En tout cas, ça fait réfléchir et c’est toujours bien !
La photo est de Chris Killip, un photographe anglais qui a fait tout un reportage sur la désindustrialisation du nord de l’Angleterre : paysages dévastés, tristesse des villes et des gens, chômage et misère… Les photos sont belles et poignantes.
En fait, j’ai écrit pour essayer de réfléchir, tant mieux si ça fait réfléchir les autres aussi!
Comme tu le dis si bien, c’est ça : un symptôme de la modernité… A quelle oeuvre de Beaumarchais fais-tu allusion plus précisément, cela m’intéresse beaucoup de comprendre la naissance du phénomène…
Je pensais au “Mariage de Figaro” et à Chérubin.
Sans doute qu’ils nous aident à nous détacher, mais “détestable”, ça me semble un terme fort pour ce que la plupart d’entre eux font subir à leurs parents…
Je reconnais bien là ta grande bienveillance et ton inépuisable indulgence! Mais ça ne veut pas dire qu’on se met à les détester pour toujours… Simplement qu’ils savent être parfois être très très antipathiques, imbuvables, comme on dit, pas plus, pas moins non plus!