Les premières images du film nous confrontent à la violence et à la douleur d’une jeune fille, Sabina Spielrein (jouée par Keira Knightley), à la physionomie dévastée par l’hystérie. Telle une bête prise au piège, elle hurle dans la calèche qui l’emmène au Burghölzli, la clinique psychiatrique où exerce le docteur Carl Gustav Jung (impeccable Michael Fassbender), adepte des théories psychanalytiques du professeur Freud. La cure démarre aussitôt.
Cronenberg signe de sa griffe personnelle les entretiens : Sabina offre un visage affreusement déformé, une mâchoire effrayante dans sa mobilité prognate. Elle en devient réellement monstrueuse, évoquant dans ses contorsions faciales la créature terrifiante d’Alien. L’impact de l’esprit sur la chair, ce thème de prédilection de Cronenberg qu’il décline depuis si longtemps, de La Mouche à Faux-Semblants en passant par Crash, est de retour, mais cette fois dans une veine réaliste, quasi historique…
Et d’histoire, il va être beaucoup question dans ce film-là, avec un soin remarquable pour la reconstitution d’époque (les costumes et les décors sont de toute beauté) et une recherche documentaire approfondie. Les dialogues de Jung avec Freud (Viggo Mortensen, plus perfectionniste que jamais), puis de celui-ci avec Sabina Spielrein sont fondés sur les correspondances, abondantes, des uns et des autres, et surtout de ce grand épistolier qu’était Freud. Les débats sur la pulsion sexuelle et la pulsion de mort qui ont agité le monde psychanalytique de l’époque s’y trouvent retranscrits avec une fidélité et une concision vraiment remarquables.
Le personnage de Freud est traité avec une empathie et un soin tout particuliers. La maison du 19 Berggasse est reconstituée avec amour et la description du repas que Jung partage avec la famille Freud se révèle délicieusement humoristique. On y voit la famille Freud au complet, l’épouse et les six enfants, dînant en toute simplicité avec Jung en invité d’honneur, et il est de bon ton de parler troubles sexuels et inconscient. Chaleur, proximité, semi-obscurité s’opposent au magnifique décor glacé de l’appartement de Zurich où Carl Jung vit avec sa femme, richissime et douce épouse qui lui voue un véritable culte.
Freud sait le handicap que sa judéité représente pour la reconnaissance de sa théorie. La psychanalyse n’a attiré à elle, au début, que des juifs, sans doute parce que les autres scientifiques ne s’intéressaient pas aux travaux d’un juif, mais plus profondément sans doute parce que l’étude de l’hébreu les y prédisposait. Chaque mot d’hébreu est polysémique et tout talmudiste va rechercher dans un verset de la Bible les multiples interprétations que l’on pourrait en donner. Tout mot, du fait de l’absence de voyelles, a un sens concret et plusieurs sens abstraits. Pour prendre un exemple, le mot חבל signifie “corde”, mais aussi “dommage”, “tribunal” ou “élancement”. Aussi un talmudiste peut trouver matière à moult variations de sens lorsqu’il rencontre ce mot dans la Torah, et il le doit, car prendre une phrase au pied de la lettre est péché. Ainsi, le jeune garçon qui accomplit sa bar mitzvah devra prononcer un commentaire personnel, la derachah, sur le passage de la Torah qu’il a lu. On comprend dès lors que, culturellement, les juifs aient pu tout naturellement adhérer à une science de l’interprétation, fût-elle des rêves.
En ce sens, Jung a fait preuve d’une belle originalité, si l’on tient compte de l’opprobre que suscitait la théorie freudienne dans le monde médical de l’époque. Cronenberg en trace d’ailleurs un portrait attachant, celui d’un homme ouvert, fragile et dénué de préjugés.
Mais le film dépeint aussi, en touches subtiles, l’antagonisme qui existe entre les deux savants. Jung, c’est l’idéaliste, le protestant, moralisateur mais pécheur, passionné de mythologie et d’ésotérisme. Freud n’est pas croyant le moins du monde. Comme il le dira souvent, il n’est juif que face aux antisémites. La relation Freud-Jung achoppera d’ailleurs aussi sur le problème du questionnement de la religion, névrose obsessionnelle de l’humanité pour Freud, invariant de l’humanité à ne pas faire entrer dans le champ de l’étude des névroses pour Jung. Freud écrira, lui, “la répression, le renoncement à certaines pulsions instinctives semblent aussi être à la base de la formation de la religion”. Pas question d’aller aussi loin pour Jung, pour qui sa religion de naissance ne fut pas une entrave, ce qu’elle a pu représenter au plus haut point pour Freud…
Le grand art de Cronenberg consiste en ceci qu’il nous met face à un film somptueux, passionnant, dont beaucoup de scènes baignent dans la douce lumière du lac de Zurich ou dans la splendeur d’intérieurs bourgeois raffinés, et qu’on peut aussi y entendre les débats qui divisaient les chercheurs en psychologie des profondeurs les plus pointus du moment. Sans parler d’un véritable sens oraculaire qui transparaît dans certaines scènes et dont rendront compte, de façon poignante, les cartons de la fin du film.
Rooooo, voilà, tu m’as encore donné envie d’aller voir un film !
Oui, j’ai trouvé la composition de Vigo Mortensen absolument remarquable. Et c’est vrai que le film, malgré une image un peu trop léchée à mon goût, réussit à donner une forme authentiquement cinématographique à un débat théorique pourtant pointu, dont tu rappelles et éclaires à ton tour parfaitement les termes.
Mais à dire vrai Cronenberg m’a rarement déçu…
Blogueuse égarée : C’était fait pour! Y es-tu allée?
Pierre Ahnne : En ce qui me concerne, le Freud de Mortensen est exactement tel que je me l’imaginais, ce qui m’a fait un choc! Cronenberg ne cesse de m’émerveiller aussi.
J’ai également apprécié le film de Cronenberg, même si sa facture est plus classique que pour ses films précédents — la technique est parfaite mais moins inventive.
C’est une bonne chose d’évoquer Sabine Spielrein dont on parle rarement; d’après “Le Monde” elle aurait soufflé à Freud la notion de pulsion de mort. Quant à sa relation avec Jung, on n’en sais rien, mais pourquoi ne pas l’imaginer ainsi. La relation Freud/Jung, elle, est bien évoquée.
Ce qui m’a le plus gênée, c’est l’interprétation de Freud (désolée Pierre). Je reconnais que Viggo Mortensen est un comédien très talentueux, mais il a là un regard éteint (à cause des lentilles qu’il porte pour cacher ses yeux bleus?) et une voix doucereuse que j’ai du mal à prêter au grand Sigmund.
Mais j’ai peut-être été marquée (durablement) par le regard ô combien intense de Monty Clift dans le “Freud , passions secrètes” de Jonh Huston.
Heureusement que nous ne ressentons pas tous la même chose : moi, j’ai beaucoup aimé la composition de Viggo Mortensen et j’attendais avec impatience les scènes avec Freud. Beaucoup de ceux qui sont passés par son cabinet ont loué sa douceur et son humanité. Sa correspondance est à cet égard éclairante, ce qui ne l’empêchait pas de se montrer éventuellement très autoritaire avec ses disciples. Ses enfants ont, semble-t-il, tous eu une relation tendre avec lui, ce qui me semble peu probable avec un père dur ou simplement cassant. Je crois à sa profonde douceur et même à sa réelle bonté. Ce qui, à mon avis, explique aussi en partie ses succès thérapeutiques…
Moi aussi je pense qu’il était plein de bonté et capable de douceur, mais je le voyais plus passionné, peut-être tourmenté, enfin un peu moins impavide.
Mais comme tu dis, chacun imagine et perçoit à sa façon…
Qu’est-ce qui oblige le rêve à une élaboration aussi tortueuse ? Pourquoi les rêves d’adulte n’expriment-ils pas nos désirs aussi naïvement et clairement que les rêves d’enfant ? Les désirs qui s’expriment dans le rêve sont des désirs refoulés c’est à dire des désirs que la morale réprime. Les désirs refoulés ne peuvent apparaître à la conscience comme tels (les forces de refoulement que Freud appelle la censure s’y opposent). Ils ne peuvent apparaître à la conscience que lors du sommeil (parce que la censure est moins forte lorsqu’on dort) et à condition de se déguiser (pour tromper la vigilance de la censure). Cela explique le caractère tortueux de l’élaboration du rêve et aussi le fait que nous oublions rapidement nos rêves au réveil, lorsque la censure retrouve toute son efficience. Signalons que les cauchemars ne sont pour Freud que des rêves trop clairs. Les forces de refoulement craignent que les idées latentes, trop claires, soient reconnues par le rêveur et provoquent une angoisse qui vise au réveil. On sait aujourd’hui que les rêves sont indispensables à notre santé psychique. Sans eux nos désirs se manifesteraient d’avantage sous formes de symptômes et donc de névroses.