Je ne connaissais pas le peintre ou à peine. Ses tableaux ne m’intéressaient pas. Ne me touchaient pas. On m’a offert le livre. Je ne l’ai plus lâché.
Il est toujours troublant de lire une autobiographie. Au-delà de la découverte d’une écriture, on devient voyeur, curieux d’une vie qui ne nous regarde pas, que l’auteur expose avec plus ou moins de retenue. Gérard Garouste avance avec prudence et son pas est celui d’un homme qui retourne avec douleur sur un passé qui continue de l’habiter pour le meilleur et pour le pire, qui le fait créer et se détruire dans une même douleur dont il ne peut, quoi qu’il fasse, s’affranchir. Cette souffrance qui le rend littéralement fou, il la met en scène sans la moindre complaisance, comme un lot dont il a hérité et dont il ne se libérera pas. Un peu comme le Fritz Zorn de Mars, même si la fin est moins tragique. Il est des poisons sans remède, avec lesquels il faut vivre. La haine, la haine gratuite, celle de l’antisémite, il a dû non la subir, mais en sentir jour après jour les nauséabonds effluves.
Le fils, d’abord. « Mon nom est une jurisprudence. Il faut réparer. » Ce verbe-là revient plusieurs fois dans le texte. Le père de Gérard Garouste a été condamné pour spoliation de biens juifs pendant la guerre. De cette période, il dira à son fils, « ç’a a été les plus belles années de ma vie ».
L’enfant subit la violence du père à la maison, contre la mère, effacée, absente, contre lui-même, et les diatribes antisémites, obsédantes. S’y mêlent pour le jeune garçon les « sornettes du catéchisme » de l’époque sur le peuple déicide. Sous la haine, il pressent l’admiration, il voudrait être juif, dit-il.
Alors, il discute, il raisonne, il s’épuise, il continue d’aimer son père et d’en avoir peur. Il a besoin de le croire solide.
Pour lui plaire, il s’essaie même à jouer les vendeurs de meubles, dans le magasin paternel. »J’étais terrifié par la somme des reproches en moi. Je n’étais plus qu’un maillon entre les miens et mon avenir. Partir me ferait les trahir. »
Le peintre, ensuite. Enfant, il dessine et c’est le seul domaine où on lui reconnaît un talent. La peinture « enchante ses doigts ». Mais « j’étais en rupture avec la rupture ». Il fabrique sa peinture à l’huile avec des pigments quand ceux de son âge font de la photo, des installations, des performances. Il choisit l’érudition contre la provocation. Du coup, il dérive insensiblement vers ce monde juif « obscur et malin », dit-il, dont on lui avait appris à se méfier, et qu’il était sommé de haïr. Il étudie la Torah, le Talmud, lit les livres de Marc-Alain Ouaknin, Philippe Haddad, apprend l’hébreu avec passion auprès de Yakov Aaroch.
« L’hébreu est une véritable invitation à l’interprétation. Une même racine de trois lettres peut aboutir à différents mots. Le désert, la parole et l’abeille ont ainsi le même point de départ. Et c’est une aventure littéraire extraordinaire que de se pencher avec Yakov à la source de notre civilisation. »
Parallèlement, il travaille de plus en plus et connaît un succès croissant qu’il semble ne pas rechercher. Peindre des décors bombardés de lasers dans les nuits trépidantes du Palace, boîte branchée de la fin des années 70, exposer dans les plus grandes galeries de New-York (Leo Castelli, Sperone) ou être le seul artiste français invité à l’exposition Zeitgeist à Berlin, en 1982 : il semble que cela lui fasse le même effet. Il travaille, obsédé par ses images intérieures, indifférent aux modes.
Et puis enfin, le fou, celui qui fait de longs séjours en hôpital psychiatrique, celui pour qui le délire est un refuge quand la peinture et l’étude ne servent de rien. Les émotions sont dangereuses pour lui, et il n’est qu’émotions. « Un fou n’est pas quelqu’un qui a perdu la raison, mais quelqu’un qui a tout perdu sauf la raison. » Il a lu cette phrase quelque part, il ne sait plus où, il la trouve juste. Il navigue entre crises de délire et dépression Il aspire désespérément à l’équilibre, il déteste le « raccourci romantique » qui lie folie et art. Pour lui, l’idéal du peintre n’est pas Van Gogh, c’est Vélasquez, Picasso, « qui ont construit une oeuvre et une vie en même temps ».
Cette lutte désespérée contre l’obscurantisme de la haine (et on l’élargit forcément à toutes les haines, toujours et avant tout si bêtes, si désespérément bêtes…) est très émouvante pour moi. Gérard Garouste combat avec les armes de l’esprit et de la culture. « C’est Saint Louis qui, le premier, imposa aux juifs le port de signes distinctifs. On me dira que le monde a changé, oui, mais là où il saigne et devient fou, il est un mot qui revient encore et encore: juif. Notre époque à la mémoire courte veut croire que c’est là l’héritage d’un dérapage du vingtième siècle, mais c’est un courant qui remonte à la nuit des temps. Je nage contre ce courant. Je pose saint Augustin et Mein Kampf côte à côte sur la toile. Je continue d’apprendre l’hébreu et à tout entendre autrement. Il n’est pas dit dans la Bible: Honore ton père et ta mère, comme on nous l’a si bien appris. La racine du mot caved, qui signifie « honorer », est aussi celle du mot « lourd ». On peut donc entendre: Considère le poids de ton père et de ta mère dans ton histoire. »
Tout est dit: ce poids-là, il ne s’en libérera pas, mais il a eu l’héroïsme d’en trouver l’origine, d’en accepter la douleur – au risque de la folie. Et de pouvoir passer, peut-être, à autre chose. Au-delà du talent, je salue son immense courage.
Je ne comprends toujours pas que tu ne proposes pas des analyses d’une telle perfection, intensité, richesse, et j’en passe, à ton journal, qui prendrait ainsi un peu de hauteur. Pas besoin de lire le livre. Ta critique à elle seule suffit à faire comprendre et ressentir les tourments de cette vie de damné. Toutes les émotions passent par ton verbe. Bravo. C’est fort.
Bisous