Annie Ernaux écrit dans son impressionnante autofiction “Les Années” (impressionnante de maîtrise, de profondeur et de justesse): “Ses enfants ne sont pas habituellement présents dans ses pensées, pas plus que ne l’étaient ses parents quand elle était enfant ou adolescente, ils font partie d’elle.”
Petit déclic. je m’aperçois combien il en va tout autrement pour moi. Mes enfants ne font pas du tout partie de moi. Ils sont des autres, des vrais autres, et j’en suis immensément soulagée. C’est ce qui fut pour moi le miracle d’être mère, sans doute la grande affaire de ma vie, alors que c’est si banal. Avoir à disposition, à merci pour ainsi dire, des êtres à aimer toujours, à tout jamais, ce fut une extraordinaire révélation. Car il me serait impossible de ne plus les aimer. J’imagine qu’ils pourraient d’une façon ou d’une autre me maltraiter, comme font tous les êtres chers de nos vies à un moment ou à un autre, mais à eux je ne pourrais en vouloir. Parce qu’ils ne cesseront jamais d’être les petits êtres fragiles tout juste nés, petits chats à moi, pour toujours. Mon seul vrai souhait : pour toujours. Et de ne pas disparaître avant qu’ils soient forts. Avec cette assurance absurde que je leur donnais, petits, tout petits, que je n’oserais formuler maintenant qu’ils sont grands : si je venais à manquer, emportée par la maladie ou un accident, d’où je serai, je vous protégerai. Ils sont toujours, beaux jeunes adultes ou gracieuse adolescente, ces petits bébés aux ongles-épluchures de crevettes, aux cils de plumes minuscules, à l’odeur de mammifères soyeux. Mes petits, à jamais.
Pour moi, c’est ça le grand, l’indicible bonheur de la maternité: avoir des êtres à aimer sans que cet amour puisse s’éteindre, sans qu’on ait à travailler un jour pour l’oublier, ce que ne garantissent ni l’amour ni l’amitié. Et aussi la certitude, si présomptueuse, qu’ils ne cesseront jamais de m’aimer envers et contre tout. Sans doute parce que moi, contrairement à ce que j’ai cru de leur vivant, j’ai profondément et définitivement aimé mes parents. Qu’ils me manquent toujours et que, dans mes rêves, je cours vers eux, folle de joie de les retrouver, “eux que je croyais morts”, leur dis-je avec un merveilleux soulagement.
Ils ne font pas du tout partie de moi. Je suis émerveillée par leur profonde différence. Ils ne sentent pas les êtres et les choses comme moi et c’est tellement préférable. Ils ne me ressemblent pas; ils sont des humains aussi différents de moi que n’importe quel autre individu, mais rien en eux ne peut me choquer, ni -ce qui est si confortable- me blesser. Leurs travers me sont agréable surprise, et je ne les crois pas quand ils jouent les méchants, les froids, les rejetants.
Plus loin, Annie Ernaux écrit:”Quand elle voit des petits enfants jouer au sable dans un square, elle s’étonne que cela lui arrive déjà de se rappeler l’enfance des siens et de la sentir si lointaine.” Rien de tel pour moi : leur petite enfance est constamment présente dans mon imagination et j’entends toujours leurs petites voix , comme si le temps s’était arrêté, en un long plan séquence où ils courent, aux Buttes-Chaumont pour les grands, dans l’impasse à Malakoff pour la petite. Et c’en est poignant, comme le dit si bien et si étrangement Laura Kasischke dans “A moi pour toujours”, à propos de l’héroïne pensant à son fils adulte, alors qu’elle le revoit garçonnet dans ses souvenirs : “Mais la plupart du temps, le petit garçon a disparu. C’est comme s’il était mort, mais que sa mort n’avait pas été accompagnée de chagrin.” N’empêche, moi je ne peux regarder les films de la petite enfance de mon fils et de mes filles sans pleurer, étreinte d’une profonde émotion. Ces êtres-là, avec leurs petits genoux ronds, leurs joues de pommes rouges, leurs culottes courtes ou jupes-qui-tournent, ces êtres-là ont bel et bien disparu, engloutis dans le passé, ombre et lumière, de ma jeunesse.
Très beau texte, moi qui ne suis pas mère, et pour cause, j’entrevois quelque chose du phénomène. Et c’est vrai qu’Annie Ernaux est un très grand écrivain.
Merci beaucoup, au fait! Je réponds si tard car je n’ai guère eu de temps, hélas, pour me consacrer à mon blog, laissé aux oubliettes!
Très beau texte.
Oui elle sait si bien ecrire Annie Ernaux que de salir son recit – comme c est arrive – d un vocable vulgarissime pour nommer le penis humain devenant ainsi une simple “queue” animale – que de la rabaisser notre si belle langue francaise avec insistance pour faire peuple…ne peut etre un role bienfaisant…Notre malheureuse societe qui deja a perdu son ame..ne peut que ce lisant..elle s abime davantage ! C est de retrouvailles culturelles dont nous avons un imperieux besoin..
Merci beaucoup pour votre retour, Anne, qui n’a cependant pas beaucoup de rapport avec ce que tentait de dire mon texte :l’impérissable amour éprouvé pour mes enfants, teinté de la nostalgie des temps enfuis de leur petite et si délicieuse enfance…
Merci beaucoup, Sara, pour votre retour si gentil et mille excuses de vous répondre si tard, je suis retournée par hasard sur ce texte…