Dans Les Airs de famille, le philosophe François Noudelmann remet en question, avec subtilité, les fausses évidences de la ressemblance génétique.
Je ne rendrai pas compte de l’ouvrage, je ne l’ai pas lu en entier. Mais il y est dit, entre autres, que sans information sur les liens de parenté, nous serions bien peu compétents pour mettre au jour ces fameuses ressemblances: si elles nous sautent aux yeux, c’est parce que nous ne faisons en fait que les déduire… Dans une interview au “Monde des livres”, François Noudelmann précise: “Même dans les familles les plus “biologiques” (par opposition à “recomposées”), un travail imaginaire de ressemblance et de dissemblance est à l’oeuvre.”
La vie de mon père a basculé d’une minute à l’autre parce qu’un inconnu, innocemment, a été frappé par une ressemblance qui ne devait pas être vue. D’après ce que j’ai pu entendre, du moins, des bribes d’une histoire qui me furent offertes avec précaution par ma mère, après la mort de mon père, à propos d’un passé dont je me demande toujours s’il ne fut pas fantasmé, tant le fil m’en semble romanesque et terrible…
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Cet homme s’appelle Ernest Paul Friedheim. Il est né le 27 octobre 1881 à Paris et est ingénieur. Il est mort le 2 août 1938 à Boulogne-Billancourt, vingt-deux ans, jour pour jour, après la naissance de son unique enfant, Eugène, mon père. La coïncidence des dates est frappante…
Mon père lui ressemblait beaucoup. Le même regard, le nez droit et fin, le grand front. La lèvre inférieure est comme aplatie, légèrement. Les cheveux sont noirs, frisés, très disciplinés. Il est relativement grand pour l’époque : 1,76 m (“signalement” dans son livret militaire). Il est élégant, une aiguille à perle pique son col de chemise à sa cravate. Je ne sais de quand date la photo. Pour moi, il a autour de 35 ans. J’aime l’austère beauté de ce visage.
Mon père ne m’a jamais parlé de son père. Alors que j’avais 6 ou 7 ans, je lui ai un jour posé la question: “C’est qui, ton papa à toi?” Il m’avait répondu: “Moi, je n’ai pas de papa.” Quand les enfants sentent que la douleur ou la honte affleurent chez leurs parents, ils n’insistent pas. J’avais juste compris que c’était une question à ne pas poser. Une question taboue.
Il m’a fallu faire des recherches à partir des archives d’état civil, anglaises en l’occurrence, pour trouver trace de la famille d’Ernest Paul Friedheim, dont je n’avais que cette photo, précieusement conservée dans un portefeuille de ma grand-mère, Eugénie Grünfeld.
Les parents de M. Friedheim vivent à Londres, quand commence cette histoire, celle de mon père. Le père d’Ernest Paul est rentier, sa mère était une demoiselle Bertha Heinrich. Ernest a une soeur, Else Margaretha, qui se mariera en février 1920, à 41 ans, avec M.Arthur Porter Springthorpe, 37 ans. Deux mois plus tard, en avril 1920, M. Friedheim père se suicide par pendaison. Le certificat de décès précise qu’il était dément. Il est peu vraisemblable que la soeur de M. Friedheim ait eu des enfants. C’est tout ce que je sais de la famille du père de mon père. C’est peu, et il n’y a pas de descendants proches à retrouver pour en apprendre davantage…
Ernest Friedheim est ingénieur. On trouve trace d’un brevet d’une durée de 15 ans qui lui a été accordé le 4 mars 1907. Il concerne des perfectionnements apportés à des radiateurs d’avion par voie électrolytique. Je pense à mon fils Florent, âgé d’à peu près deux ans, regardant rêveusement par la fenêtre les voitures qui circulent en bas, dans la rue de Belleville, et prononçant nettement et sentencieusement un de ses premiers mots articulés: ” moteur “…
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Le 10 août 1914, Ernest Friedheim se marie à Paris avec Augustine Adolphine Pavy, née le 17 mai 1864, dernière fille d’une fratrie de six enfants. Les parents sont agriculteurs à Continvoir (Indre-et-Loire), en Anjou. Il a 32 ans, elle en a 50. J’aimerais en savoir plus sur Mlle Pavy… Les recherches généalogiques n’ont rien donné. J’attends. Ce texte est aussi une bouteille lancée à la mer.
La guerre vient d’éclater et il s’est engagé volontaire la veille, le 9 août, pour la durée du conflit, au titre du 1er groupe d’aviation, comme mécanicien.
Le mariage fut sans doute célébré dans une ambiance très particulière. Dramatique imagine-t-on, mais c’est méconnaître le climat d’euphorie qui présida à la mobilisation générale.
Bref rappel. Le 28 juin 1914, un nationaliste serbe de Bosnie a assassiné l’archiduc François-Ferdinand, héritier du trône austro-hongrois. C’est l’étincelle que les états-majors de nombre de pays européens attendaient pour déclencher la guerre. Le 31 juillet, Jean Jaurès, pacifiste militant, est assassiné par un étudiant nationaliste à Paris, alors qu’il dîne à deux pas du siège de son journal, L’Humanité.
Le 1er août, la France ordonne la mobilisation générale. Le même jour, l’Allemagne déclare la guerre à la Russie, puis, le 3 août, à la France et à la Belgique. La première guerre mondiale commence: les Allemands envahissent la Belgique.
On peut légitimement supposer, à propos de ce mariage célébré dans des conditions si particulières, qu’il s’est alors agi de “régulariser” une liaison déjà ancienne. La mariée n’est pas jeune et la différence d’âge entre les époux insolite. La différence de milieu social aussi. Sans doute est-elle de surcroît catholique – Friedheim est un nom d’origine juive… Je ne peux rien dire de plus sur cette question: le silence de mon père et l’absence d’autres descendants me réduisent aux conjectures. Quoi qu’il en soit, dix mois plus tard, Ernest partait pour la Russie, pour trois ans.
Il est envoyé en mission à Saint-Pétersbourg puis à Moscou, du 8 juin 1915 au 1er juin 1918, comme ingénieur-mécanicien dans l’usine de la société Gnome et Rhône, qui fabrique des moteurs d’avion. Il est, semble-t-il, plus spécialement chargé de la construction des moteurs destinés à l’aviation américaine aux Etats-Unis. Il ne retournera définitivement en France que le 1er juin 1918.
Ernest Paul Friedheim a nécessairement vécu la Révolution russe de 1917 dans sa plus brûlante actualité. L’hiver très rude de 1917, les pénuries alimentaires, la lassitude face à la guerre provoquent des grèves spontanées, des révoltes sporadiques. Début février, des ouvriers des usines de la capitale, Petrograd (nouveau nom que Saint-Pétersbourg a pris au début du conflit), cessent le travail et réclament du pain. Et la paix.
Le 2 mars 1917, Nicolas II renonce au trône en faveur de son frère, le grand-duc Michel. Devant la protestation populaire, celui-ci refuse la couronne dès le lendemain. En cinq jours, l’Ancien Régime russe s’écroule tel un château de cartes, sans combattre vraiment, sans non plus chercher à fuir. Les gouvernements provisoires se succèdent, que ne combattent pas encore les soviets, malgré la poursuite de la guerre. Le petit parti bolchévique de Lénine se radicalise de plus en plus et se nourrit du mécontentement populaire.
La révolution gagne la Russie tout entière, les soldats fraternisent avec les insurgés, l’échec de l’offensive russe en Galicie des 3 et 4 juillet 1917 parachève la démoralisation des troupes. Lénine voulait « transformer la guerre impérialiste entre les peuples en guerre civile des classes opprimées contre leurs oppresseurs » (conférence de Zimmerwald, du 5 au 8 septembre 1915). Le 3 mars 1918, la Russie bolchévique signe à Brest-Litvosk un traité de paix séparée avec l’Allemagne, qui entraînait pour elle la perte de nombreux territoires : Finlande, pays baltes, Pologne, Ukraine, une partie de la Biélorussie et la moitié de l’Arménie.
Dans la nuit du 17 au 18 juillet 1918, Nicolas II et les siens seront assassinés à Ekaterinbourg. Dans des conditions affreuses, achevés à la baïonnette.
Comment Paul-Ernest Friedheim a-t-il été touché par ces événements extraordinaires? Le détail des services et mutations diverses obtenu auprès des archives militaires est peu explicite. Il est bel et bien en mission à Moscou dans les usines Gnome et Rhône jusqu’au 29 novembre 1916. Ensuite, il travaille toujours pour les mêmes usines, mais curieusement, le lieu n’est plus précisé. Une chose est sûre : portée à bout de bras par la France (techniquement et financièrement), l’usine Gnome de Moscou est ruinée par la révolution russe. En proie à des grèves permanentes au cours de l’année 1917, elle ne peut plus rien produire. Fermée en octobre, rouverte en novembre, elle est fermée définitivement à la fin de l’année.
Et pourtant… La mission russe d’Ernest Friedheim court jusqu’au 1er juin 1918, toujours selon les archives militaires.
Le 3 août 1917, il est fait mention d’une “demande du gouverneur militaire de Paris numéro 11892 13/6” concernant Ernest Friedheim. Je voudrais être historienne et comprendre ces archives aux abréviations cryptées.
Le 20 juillet (selon le calendrier russe julien, soit le 2 août pour notre calendrier grégorien) 1916, à Moscou, naît son fils, mon père, Eugène Grünfeld. La maman est Eugénia Antonia Grünfeld. Ernst Paul Friedheim n’a pas donné son nom au bébé, ce qui fera de mon père, à jamais, un enfant illégitime, un “bâtard”, selon le mot infamant de l’époque – mot qui, aujourd’hui encore, demeure une insulte. Et de sa mère, une fille-mère.
Si Ernest Friedheim est réellement resté à Moscou jusqu’au 1er juin 1918, il a sans doute vécu avec le bébé et sa mère et les a quittés alors que mon père avait 22 mois. Il a dû les abandonner en pleine tourmente révolutionnaire, livrés à un destin incertain.
A Paris, il retrouve une épouse qu’il n’a pas vue depuis quatre ans. A-t-il seulement pu lui écrire régulièrement et dans ce cas que lui a-t-il raconté de sa vie en Russie? Je ne peux imaginer – peut-être à tort – que la douleur de ces retrouvailles.