Toujours la même histoire. Le bal du samedi soir, le marché du dimanche matin. Et voilà comment tu te retrouves à l’aube à balayer le parvis de la mairie, sous le vent glacé et les rafales de pluie. Le soir, tu t’étais couchée fâchée. Tu avait écourté ta soirée, tu redoutais le réveil pâteux, les mains qui tremblent de fatigue, le dos cisaillé de douleurs que le froid ranime.
Et te voilà dans le matin calme, France, ma Francette, comme disait ta maman, tu pousses ton balai aux fausses ramures en plastique vert, et tes mains sont bien au chaud dans la doublure duveteuse des gants. Les feuilles et les papiers gras voltigent en un ballet amoureux autour de toi, tu les poursuis en chantant « Colchiques dans les prés… ». Le vent caresse ta joue et tu sens malgré toi un sourire se dessiner sur tes lèvres.
Ils sont là, ceux que tu aimes, ils marchent à tes côtés comme chasseurs dans une battue, Lise à droite, enjouée, bavarde, et Henri, serré dans son blouson d’employé municipal, complice. Entente secrète et bruissement léger des balais sur le sol jonché de débris. Il s’est approché de toi et t’a prise par l’épaule. « Ce soir, c’est toujours d’accord ? » Le sang a reflué vers ton coeur et Lise t’a donné un coup de coude dans les côtes.
Comme la vie est douce, une plage s’étend devant toi, au revoir brouillards et soucis d’argent, la mer scintille. Tes pieds sont bien au chaud dans tes bottes noires, comme tu as bien fait de mettre deux paires de chaussettes, le sable est si fin que tu sembles marcher sur un tapis de mousse. Les palmiers agitent leurs larges feuilles et l’ombre est suave à tes yeux éblouis.
Le soleil a percé, pâle et pourtant triomphant dans l’air glacé, et la nuit recule humblement. Henri s’est un peu éloigné, Lise a disparu. Ton corps est délicieusement lourd, jamais tu n’as connu une telle facilité à te mouvoir, tes jambes sont souples et élastiques. Courir le long de l’écume, se laisser bercer par le ressac. Et si tu t’allongeais sur la mer, les pieds en l’air, le dos un peu rond, oreilles dans l’eau, nez au soleil ?
« Tu as le nez tout rouge, mets ton cache-col ! » Il parle comme maman, ton nounours, ton gros homme tendre, sait-il qu’il parle comme ta mère, quand elle était gentille, et calme, et gaie ? Tu lui diras ce soir, ou peut-être pas, tu ne sais pas lui dire ces choses-là. Et puis, il trouverait sûrement ça bizarre, que tu lui dises ça. On verra, ce soir, c’est si loin, il reste encore beaucoup à balayer. Tu rêves au bain délicieux que tu t’offriras ensuite. Le monde est beau, tout est à sa place.