Rémi aimait les histoires d’enfance de son grand-père. Le recul les transformait
en petites nouvelles, en anecdotes historiques. Mais de certaines, il aurait voulu
se débarrasser en s’ébrouant – comme les chevaux quittant le fleuve se libèrent
de l’eau…
Le Vieux n’était descendu dans la mine qu’enfant, avec son père, fier de lui
montrer le travail des “gueules noires”. Lui n’y avait jamais travaillé. Il avait
préféré se faire embaucher comme ouvrier dans une tannerie près de Roubaix. Plutôt
le nez dans les énormes cuves où bouillonnait une solution puante que dans la
fermentation des boyaux de la mine.
Le père du Vieux lui avait raconté le calvaire des chevaux haleurs de berlines,
qu’on descendait dans la mine pour ne plus les en laisser sortir. Au début, on les
remontait avec les hommes, le soir. Mais le matin, à la descente, c’était
l’épouvante, ils hennissaient lamentablement, certains étaient pris de
convulsions, tous tremblaient d’effroi. Les câbles de la cage qui descendait
hommes, bêtes et matériel gémissaient dangereusement.
On avait fini par les laisser en bas, dans une écurie improvisée où l’air frais du
dehors leur parvenait par quelques trous taillés dans la roche vers de fines
galeries, inaccessibles pour les mineurs, mais bien ventilées.
Au bout d’un moment, les chevaux devenaient aveugles, capables pourtant de
suivre leur trajet dans les galeries. Ils ne sortaient de là que pour aller à
l’équarrissage.
L’histoire avait bouleversé Rémi. Les chevaux, ces bêtes magnifiques et tendres
dont il aimait sentir dans la main la bouche humide et douce, alors qu’il leur
offrait trognons de pommes et de poires… Se mirer dans leur œil saillant, petit
homme en miniature sous les cils raides et sombres, ça lui ouvrait tout un monde
de mystère. Il aimait caresser leur crinière, flatter leur encolure, comme on dit –
il détestait l’expression, c’est l’homme qui devrait se sentir flatté que l’animal
lui fasse encore confiance… Leur dos frémissant lui donnait envie de les
monter, mais, bon, il apprendrait plus tard, un jour…
Il allait souvent voir sa nounou, très vieille dame maintenant, qui habitait dans le
manège de sa fille, à quelques kilomètres du Quesnoy. Elle était touchée de sa
fidélité, ils buvaient un petit verre de genièvre ensemble, puis il allait vite voir
les chevaux. Il avait un peu honte : cet attachement, c’était du bluff, ce qui lui
importait, c’était ce face-à-face avec les bêtes, dans l’odeur chaude du crottin.
Cet été, il les avait trouvés dans leur pré transformé par la sécheresse en vaste
paillasson. En août, il avait déjà fallu attaquer le fourrage prévu pour l’hiver. Et
les hommes devaient maintenant arroser massivement en été les champs de
pommes de terre et de betteraves. Faudra bientôt demander aux Provençaux
comment irriguer les cultures du Nord-Pas-de-Calais!
Ouais, ça le dégoûtait. Les humains faisaient leurs conneries, les bêtes
trinquaient. La vision des mineurs d’autrefois, courbés dans les étroits boyaux
avec leur pioche, rampant parfois quand le filon se resserrait, assoiffés et brûlant
dans la touffeur de la mine, le remplissait de tristesse. Mais ce qui le révoltait au plus profond, c’était l’image de ces chevaux aveugles, rendus fous par leur
réclusion sous terre et qui ne sortiraient que pour être abattus. Ça le hantait.
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tu ecris si bien. j'ai été tres touchée par ce qui arrive à ces chevaux prives de liberté.
j'aimerais voir tous tes textes publiés dans un livre "nouvelles "
c'est vraiment émouvant.
c'est vraiment profondement humain et quelle belle écriture !!
Trop mignonne, ma Chantallou...
Bon, pour l'instant, je ne ploie pas sous les demandes des éditeurs, mais je m'amuse bien, ce qui est déjà beaucoup!!
Très beau texte, vraiment, à la fois réaliste et émouvant, bouleversant même, sans pathos. J'admire en plus la faculté que tu as d'écrire sur un monde et dont tu n'es pas proche; je suppose que tu t'es un peu documentée. Mais cela suffit pas à expliquer la justesse de ton texte. Bravo.
Merci pour ce beau texte, Fabienne, qui aborde un sujet original ! J’aime beaucoup ton écriture ciselée qui rend ce récit très poétique…
Merci beaucoup, chère Monica! J'avais visité avec Patrick la mine de charbon de Neufchef en Lorraine, et y avait appris cette triste histoire. Ça m'avait marquée, c'est ressorti comme ça, à l'occasion d'un jeu...
Merci beaucoup, Véronique. Comme j'ai dit à Monica, j'ai découvert cette triste réalité à l'occasion d'un voyage en Lorraine. On avait visité une ancienne mine de charbon et aussi un fort de la ligne Maginot. Ça m'avait beaucoup touchée, on revit les choses en visitant les vrais lieux, surtout que c’était en mars et qu'il n'y avait pas foule...
Ah oui, et mon grand-père maternel avait été ouvrier dans une tannerie dans le Nord, aussi. Il n'en parlait jamais, mais je le savais.
Magnifique ce texte ! Et puis ce Rémi...
Merci, Anna! Ravie que ce texte t'ait plu...