La nature l’ennuyait.
La forêt l’effrayait un peu, mais ce n’était pas une peur agréable, ce n’était ni excitant ni émouvant, c’était une peur terne, une peur mate.
La mer l’assommait, la montagne l’abrutissait, la rendait incapable d’écrire même une carte postale.
Comme il lui tardait, au cours de ses inévitables randonnées avec ses hommes, de retrouver le pavé luisant de pluie de Paris, l’odeur de la ville, les lumières des vitrines.Quelle fatigue elle ressentait dans ces courses épuisantes, car, par une fatalité qu’elle se refusait à analyser davantage, elle ne rencontrait que des hommes sportifs, sains de corps et d’esprit, épris de nature et de nourriture bio. Elle qui n’aimait que les lourdes pâtisseries tunisiennes du Quartier latin, gorgées de sucre et de miel, ruisselantes d’une graisse d’origine incontrôlée.
Sur les cimes enneigées, devant les panoramas qui faisaient s’exclamer de bonheur ses amants, elle rêvait aux petites ruelles sombres où se blottissaient ses restaurants chinois préférés: le Shusheng (“Bruissement du vent dans les arbres”), le Yexianghua (“Fleur qui embaume dans la nuit”), le Ruyilou (“Pavillon à votre guise”). Elle avait appris le chinois aux Langues-O, avait voyagé en Extrême-Orient. En fait, elle n’était pratiquement pas sortie de Pékin, elle avait passé des heures à contempler la foule, peu soucieuse de découvertes culturelles, fuyant méthodiquement les sites touristiques. De retour à Paris, elle s’était mise à rêver devant les enseignes illuminées des restaurants chinois. Presque toutes évoquaient de bucoliques paradis, et c’était ainsi qu’elle aimait la nature : ritualisée, abstraite, un pur décor.
Quand il lui annonça son projet de camper une dizaine de jours sur l’île de Groix, merveilleusement sauvage paraît-il, elle vit bien que cela représentait pour lui un sacrifice, une offrande faite à leur amour. Renoncer aux bivouacs dans les séracs – elle ne l’en aurait cru capable pour aucun être au monde. Elle était assez fière et très horrifiée. Supporter la vie sur une île de deux kilomètres sur huit pendant plus de trois jours lui semblait une prouesse dépassant largement ses capacités de résistance nerveuse.
Ils décidèrent de partir un mercredi, dans une dérisoire tentative d’échapper à la bousculade des week-ends. Le bac semblait les attendre, étincelant dans le soleil matinal. Une faible houle le faisait tanguer mollement dans l’air saturé de vapeur de fuel. Une légère nausée lui noua la gorge.
“J’ai oublié mes papiers dans la sacoche du vélo.” Il eut l’air de trouver ça normal, c’était tellement habituel, ces recherches fébriles de tout et de rien. Elle descendit calmement l’escalier de fer pentu, agrippée à la mince rampe branlante, accéléra un peu en traversant le hall aux vélos à l’odeur de vieilles ferrailles et se mit à courir à toutes jambes sur la passerelle métallique qui la reliait à la terre. Son sac ballottait sur son dos, les Pataugas s’enfonçaient dans la boue sableuse et elle sentait monter en elle un formidable accès de gaieté. “Sauvée!” faillit-elle crier en s’engouffrant dans le bus poussiéreux qui la ramènerait vers le centre de Lorient.
F.C.
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Bien des fois j'ai eu envie de faire comme cette femme, merci d'avoir écrit ces lignes.