I
J’ai été, jusque-là, un homme sans histoire. Peut-être parce que je suis né dans un
village isolé, au milieu de rien. Car c’est ça, Saint-Fourneau, un trou perdu. Y
revenir m’a toujours paru compliqué. Il faut dire que ma mère, elle, y vit encore.
Ce début est emprunté au beau livre de Vincent Almendros, Faire mouche. Il est riche de suites possibles, je trouve. Il lance merveilleusement le récit. Le bref roman est très réussi (Editions de Minuit). J’ai remplacé le “je” par un “il” de narrateur omniscient.
En descendant du car, la violence de la lumière d’août lui brûle les yeux. Il met
ses lunettes de soleil et commence à suivre le raidillon qui mène au bourg.
Les cailloux entrent dans ses sandales et leurs aspérités déchirent ses pieds
blancs et vulnérables de citadin.
Il respire avec délice l’odeur d’herbes, peut-être de menthe, de thym et de laurier
mêlés, de serpolet, comment le saurait-il ? En dehors du thym et de la menthe, il serait bien incapable de reconnaître quoi que ce soit.
La falaise à sa gauche offre un appui pour se reposer. Un peu plus loin, un banc a
été grossièrement creusé dans le rocher, mais il ne s’y assoit pas, il a trente-six
ans, que diable!, il peut grimper un peu sans être épuisé. Il se sent fort et vivant.
Arrivé sur le plateau, les premières maisons le regardent et il les reconnaît.
D’abord, la maison des Mauvin, qui vendaient sur les marchés les plus beaux et les
plus goûteux légumes du monde. On appelait leur fils aîné “Mauvais”, il avait
d’ailleurs été son tortionnaire durant toute sa scolarité en primaire. Plus loin, trois
petites maisons, chacune isolée sur sa parcelle, avec quelques rosiers et des pâquerettes, une balancelle, un portique, une piscine en plastique à fleurs pour les enfants.
Il poursuit sa route maintenant un peu angoissé, mal à l’aise, il ne sait trop
pourquoi. Il ne voit personne, et d’ailleurs le saluerait-on? Il n’appartient plus à
ce monde.
Au loin se profile la ligne austère des toits de la ferme fortifiée des Platelles. Le
visage de Mariette lui revient en mémoire avec une instantanéité et une précision
qui le sidèrent. Mariette, potelée et rose, aux grands yeux clairs d’animal confiant.
Mariette, plus âgée et plus dégourdie, qui lui a fait perdre son encombrante virginité
comme on rend service à un ami et qu’il a oubliée après un été plein de fougue et
de cachettes dans les bois, de bains dans la Louvière et de folies sous la tente.
Il avait obtenu de ses parents qu’ils admettent qu’il campe dans le jardin, il avait
prétendu avoir trop chaud dans sa chambre située sous le grenier surchauffé,
il avait besoin de l’air de la nuit…
Avaient-ils été dupes? Son père le regardait d’un air goguenard au petit déjeuner et
sa mère pinçait plus que jamais ses lèvres minces en essuyant nerveusement la
vaisselle. Ça lui était bien égal, quelle fête cet été avait été pour lui ! A la rentrée,
il était reparti à la ville suivre ses études en fac.
Il passe devant les Platelles et il sent son cœur telle une pierre dans sa poitrine.
L’enclos a été refait, tout un champ de cyclamens sauvages a poussé, du rose le plus doux au violet le plus sombre, à l’ombre des grands chênes. La bâtisse semble avoir été ravalée.
Il scrute en passant les divers bâtiments silencieux. Rien, il entend juste le
grincement de la balançoire du portique qu’un vent chaud agite.
Il continue son chemin, il va bientôt atteindre le hameau où il retrouvera la
maison crochue de sa mère. Il n’y est pas retourné depuis des années. Son frère Vincent y sera sûrement déjà, il l’espère, il n’aimerait pas se retrouver face à face avec elle, ils n’ont jamais eu grand chose à se dire. Leurs deux solitudes, de celles qu’on ne choisit pas, n’ont rien arrangé. Il fallait la brusque décision prise par sa mère de vendre ses terres pour l’obliger à revenir à Saint-Fourneau dans la touffeur de l’été.
Il sent ses cuisses frotter contre la toile rêche de son pantalon. Il aurait dû mettre
un pantalon léger, de ceux qu’on porte dès le printemps. La sueur coule entre ses aisselles, imprègne sa chemise et la toile de son léger sac à dos. A sa main droite, le sac de voyage se fait pesant. Il s’arrête pour souffler.
Il entend le vrombissement lointain d’une voiture derrière lui, le bourdonnement
se rapproche, la voiture le dépasse, une Peugeot cossue striée de boue sèche, qui
ralentit et s’arrête une centaine de mètres devant lui.
Une femme en descend, un peu forte, jeune, blonde. Elle s’approche. Mariette… Son
cœur a bondi, il cogne contre ses côtes presque douloureusement. Elle s’arrête à
quelques mètres de lui et il la rejoint à pas rapides.
“Matthieu, j’étais sûre que c’était toi!” Il voit bien qu’elle a pâli sous son hâle de grand
air. Ils se font la bise, et les pommettes de la jeune femme sont maintenant très rouges.
Ils échangent des “Comment vas-tu?” faussement enjoués. Pour lui, c’est vite fait.
Prof en fac après de longues études, rien à dire de plus.
Elle, c’est plus long. Elle s’est mariée avec Bastien, un copain du village, et ils ont
trois enfants : Céline, 12 ans, Mia, 8 ans, et Grégoire, 6 ans. Tout le monde va bien.
Elle emploie un journalier en permanence à la ferme, deux au moment des récoltes.
C’est dur, mais ça va. C’est surtout le verger bio donné par les parents de Bastien qui leur permet de vivre décemment.
Le silence est retombé entre eux. Il la regarde mâchouiller une brindille ramassée
sur son corsage.
Elle lève son regard bleu vers lui : “Pourquoi tu m’as plus jamais donné de
nouvelles, après?…”
Il se sent incroyablement moite, perdu, asphyxié.
“Je ne sais pas. Franchement, Mariette, je ne sais pas.”
Elle se tait, elle a baissé son regard vers le macadam, il voit la blondeur adorable
de ses longs cils qui balaient sa joue.
“ Bon. Je ne te propose pas de te ramener chez ta mère, ça ferait jaser dans le
village. Bonne continuation, alors.
– C’est ça. Bonne continuation à toi aussi, alors.”
Ils se sont refait la bise et elle a tourné les talons. Elle est remontée dans la Peugeot
et a tourné avant l’entrée du village, vers Montferrand, le hameau des parents de
Bastien.
Il reprend sa route, il se sent vide, las, écœuré. Cette histoire : l’avortement, la
maladie de Mariette, c’est incroyable, il l’avait sinon oubliée, en tout cas
délibérément ignorée. Comme si elle appartenait à quelqu’un d’autre. Et voilà qu’elle
est entrée dans sa chair comme une lame, fouaillant dans son coeur et ses tripes.
Elle est entrée dans son corps avant même d’envahir son esprit. Elle n’en sortira
plus, il le sent, du moins pas sans laisser des plaies vives et des cicatrices.
Comme un mantra, il se répète inlassablement : “Pourvu que Vincent soit là quand
j’arriverai”…
Il se sent incapable d’affronter les questions sans chaleur de sa mère, tout en
buvant le jus de pommes et en mangeant le gâteau aux poires, spécialement
préparé pour eux – comme à chacun de leurs retours.
View Comments (14)
Bravo pour cette ambiance à la Annie Ernaux, France rurale, clivages sociaux, lâchetés ordinaires, qui n’en a pas dans son histoire ?
J’aime beaucoup.
Merci, Anna, je ne sais pas s'il y a tout ça, en tout cas, tes commentaires si enthousiastes sont réconfortants !
J'étais dans la peau de cet homme et de cette jeune femme, quel dépaysement.
Merci pour ta belle fidélité
Toujours cette même veine poétique, ce don indéniable de conteuse, qui nous transporte sans coup férir dans ce monde imaginaire si finement observé, si magistralement décrit. Un vrai régal. Vivement la suite.
Merci, mon cher Patrick, pour tant d'enthousiasme, j'en rougis ! Je ne me vois pas écrire une suite pour ce texte-là, mais c'est vrai que j'y songe pour d'autres, il faut juste que je m'accorde le temps pour...
Merci encore pour tes encouragements si chaleureux, ils me font beaucoup de bien!
Texte plein de charme, belle atmosphère estivale et campagnarde. Et jolie chute !
C'est bon, c'est délicieux, c'est subtilement parfumé à l'enfance et aux souvenirs, Patrick a raison, on a envie de continuer... Un petit bout par semaine ? Alleeeez [voix suppliante] !
Merci, Pierre, tu es trop indulgent. Tes chroniques si régulières, enlevées et passionnantes me font saliver. J'ai toujours tout envie de lire !
Merci, Muriel ! Ah si j'avais ton talent... Mais je suis incapable de me tenir à un travail régulier. Je folâtre, c'est tout. Merci pour ta belle fidélité...
Bravo, Fabienne, pour ce récit qui, en quelques touches impressionnistes, nous transporte au cœur des souvenirs (et des émotions, ambivalentes) du narrateur. On est touché par cette évocation tout en délicatesse.
Merci, chère Véronique ! A bientôt la joie de se revoir, pour que tu m'expliques comment mettre des commentaires à tes articles sur Coup2théâtre. Je les aime tant, et ne puis le dire...
Début très inspirant, en effet, (cela me donne très envie de lire le livre), et qui t'a fort bien inspirée. Tu traduis bien la réticence du personnage à se retrouver dans cette situation : tout le blesse, la la lumière, les cailloux...
On attend l'arrivée dans "la maison crochue" (belle trouvaille) de la mère et la confrontation des deux solitudes. Mais un habile pas de côté nous entraîne ailleurs. Une histoire d'amour gâchée, "avortée", comme l'a peut-être été la relation avec la mère...