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Retour au pays - II | Fabienne Grünfeld Clairambault
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Retour au pays – II

Petit-duc scops

                                                                             II

Le matelas est trempé de leur sueur. Mariette se tourne et se retourne, elle ne veut surtout pas réveiller Bastien. Il dort pesamment à ses côtés, du sommeil du juste, comme disait sa mère. Du juste ? Mais qu’est-elle devenue brutalement,  elle qui est travaillée jour et nuit par des pensées obsédantes, des images d’une netteté cinématographique ? Une mauvaise femme, une épouse infidèle qui caresse son mari en pensant à un autre ?

Pas une nuit depuis sa rencontre inopinée avec Matthieu où elle n’ait été réveillée par la violence de ses rêves. Plutôt par l’incroyable réalisme des vies qu’elle y mène, l’intensité du bonheur qu’elle y vit. Le réveil la plonge dans une sidération, puis un désespoir oubliés depuis si longtemps.

Le sifflet plaintif et flûté du petit-duc rythme le silence et son angoisse. Elle compte les « tiou ! » qu’il jette dans la nuit, l’imagine avec son plumage d’écorce, caché dans les feuilles, puis volant sans un son vers sa proie. En revenant de la fête de l’école avec Bastien et les enfants, ils avaient trouvé un petit tombé du nid. Un adorable hibou miniature de la taille d’un gros moineau. Ils lui avaient fabriqué un nid de brindilles dans une caissette, sur une étagère haute du garage, avaient essayé de le nourrir, capturant des sauterelles qu’ils lui offraient en bouillie.  Mais il n’ouvrait pas la pince délicate de son bec. Ils l’avaient retrouvé mort dans son nid improvisé au bout de quelques jours. Et voilà que ce fait minuscule revenait à sa mémoire avec une acuité douloureuse, lui brisait le cœur, redoublait ses larmes.

La chatte miaule faiblement dans le jardin, derrière les persiennes qui laissent passer un souffle chaud, aux odeurs de foin et de bouse. Les Pratelles ne sont plus une ferme d’élevage depuis bien longtemps, mais l’ancienne étable a gardé l’odeur chaude des bêtes qu’elle y voyait petite. Ces gros animaux paisibles dont elle aimait tant caresser le mufle humide et frémissant et qu’elle voyait avec désespoir monter dans le camion qui les emmenait à l’abattoir. Elles avaient comme une résignation dans le regard, sauf une ou deux parfois avec lesquelles il fallait employer la force, des coups de bâton sur l’échine qui la révoltaient. Mariette sent les larmes couler sur ses joues, tellement abondantes, une hémorragie de larmes.

Le rêve de cette nuit l’a plongée dans un désespoir qui l’inonde, irrésistible. Comme a-t-elle pu faire un tel rêve ? Si vivant, si fort ? Elle est au bord de la mer, avec un couple de copains, les Laure-et-Alain, et Matthieu est à ses côtés. Elle est folle de joie, elle le regarde, c’est bien lui, avec son regard profond et son sourire si doux, et puis il éclate de rire brusquement. Dans le rêve, elle vient de le retrouver, là, miraculeusement, sur cette plage de carte postale. Et elle sait comment le reconquérir. Par son corps, oui, par la puissance de son désir, revenu, intact, près de deux décennies après leur été d’amour.

Elle ne comprend pas. Mais qu’est-ce que c’est que ce rêve ? Et ce soleil, et cette mer bleue comme sur les photos de Croatie que leur ont montrées Laure et Alain. Des plages au sable doux, fin, chaud, elle s’y prélassait dans son rêve, avec lui et avec eux. Deux jeunes couples heureux qui partagent repas, baignades et visites touristiques en attendant que tombe la nuit, où ils pourront faire l’amour enfin seuls et s’endormir dans le bruit du ressac.

Elle est dévastée et a tellement honte. Qu’est-ce que ça veut dire ? Quatorze ans avec Bastien et, quoi ?, deux mois à peine avec Matthieu, et une telle intensité, un tel réalisme, comme si elle avait passé sa vie avec lui, comme si elle avait eu des enfants de lui ?

Elle n’en peut plus, vite, il faut qu’elle se lève, les larmes l’étouffent.

Bastien s’est tourné vers elle.

« Ça va ? 

– Oui, oui, Grégoire gémit. J’y vais. »

Qu’est-ce qui lui a pris de mentir comme ça ? C’est ce rêve, si affreux et si doux. Elle a encore dans les yeux le bleu intense de la mer, la chaleur de ce sable sur son corps et lui qui lui sourit.

La chatte l’a entendue, elle a sauté par la fenêtre du jardin dans la cuisine. Mariette enfouit son visage plein de larmes dans la fourrure soyeuse, la chatte ronronne faiblement, heureuse, complice.

fabienne:

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View Comments (14)

  • Très joli texte sur la puissance des rêves et cette façon qu’ils ont d’écraser le temps. Y aura-t-il une suite ?

    • Merci, merci, chère Anna, mais je crois que je n’ai pas ta puissance d’écriture, toi qui as pu mener à bien une passionnante et si spirituelle autobiographie professionnelle…

    • Mumu, tu sais, je n’ai pas ton courage, et il me faut par hasard un peu de temps libre pour que je me mette à l’ordi. Rigueur, régularité et confiance en moi manquent sérieusement… Je vais essayer de faire ce que je peux, promis.

    • Pierre, tu me flattes beaucoup, quand même, mais venant d'un romancier qui publie et dont j'admire le talent, ces encouragements me vont droit au coeur. Il faut malheureusement compter avec ma paresse..

  • Désolée, j'ai répondu dans l'ordre et ça a pourtant fait un gros pataquès dans le désordre! Bon, comme vous êtes sérieux et ordonnés, tout le monde va s'y retrouver, j'espère...

  • Merci, chère Monica, de tes encouragements si fidèles. Oui, j'ai eu l'occasion d'entendre dans la presqu'île de Giens un petit-duc scops, c'est adorable apparemment comme petit rapace...

  • Merci, Fabienne, pour cette suite, c'est vrai que ce serait agréable d'avoir son petit feuilleton, même si ce n'est pas avec une régularité d'horloge.
    Ce deuxième épisode (et non second !), sous le signe du monde liquide et animal,
    s'accroche vraiment bien au premier et en appelle, je suis sincère, un autre - au moins...

  • Merci, chère Marion, ces encouragements me vont droit au cœur. En effet, je m'y mets quand j'ai brusquement envie d'écrire et je suis incapable de m'y atteler régulièrement... Je ne suis pas sérieuse !

  • Peu importe la régularité, pourvu qu'il y ait la qualité !
    Ton histoire nous emporte ailleurs, Fabienne, grâce à la délicatesse de tes descriptions, la densité de tes personnages, et comme dans tout bon roman, on a envie de tourner les pages…

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