De plus en plus souvent, je me réveille avec ce genre de sensation. Des décennies après, je revis un sentiment très ancien, oublié: la sécurité, la protection apportée par une mère puissante et bienveillante. La vie trépidante est passée, déjà la retraite approche, et voici que je redeviens une toute petite fille. De vieilles personnes m’avaient décrit cela, et j’y suis déjà wow po.
Ma benjamine, que j’ai eue si tard, vit avec moi et je me sens, il faut croire, plus soeur que mère avec elle, ce qui ne manque pas de me surprendre. Car dans les faits, je me vis comme sa grand-mère, ne serait-ce que parce que l’âge m’a rendue tellement plus calme et qu’il m’est impossible désormais de la gronder, de crier et de fulminer comme j’ai pu le faire pour ses aînés. Elle m’attendrit comme les petits-enfants émeuvent leurs grands-parents.
Peut-être que le grand âge, que je n’ai pas encore, est la porte rouverte sur l’enfance. Le temps n’y a pas le même goût, il passe lentement : admirer les hirondelles qui strient le ciel si bleu en tous sens, jetant leurs cris de joie communicative occupe longtemps le regard, c’est affaire importante, alors qu’il a fallu tant s’activer, sans jamais avoir fini, pendant tant d’années.
Je revois les croisillons de mon petit lit, et le linoléum vert de la chambre que nous occupions tous, mes parents, mon frère et moi. Je me réveillais seule, puisque mon père était parti au travail, mon frère à l’école et que maman était occupée dans la cuisine. C’était un tout petit appartement, mais nous y étions bien. En plus de la cuisine où nous vivions et de la chambre où nous dormions, il y avait une petite salle de bains, sans douche ni baignoire, avec juste un lavabo. J’y revois ma mère à genoux, le soir, les paires de chaussures étalées devant elle, les cirant, les brossant les unes après les autres. Ses boucles brunes s’agitent en cadence tandis qu’elle fait reluire le cuir énergiquement. A la fin, on les dirait toutes fraîchement achetées. Je l’imagine chantonnant doucement dans la maison silencieuse, mais je ne suis pas sûre…
Le matin à mon réveil, j’aimais écouter monter le bruit de la rue, les talons des femmes, les voix et une rumeur lointaine, le souffle de la grande ville. Cette nappe de sons légère que j’entends encore était traversée au printemps par le cri des hirondelles dans l’éclat triomphant du matin, quand maman ouvrait les rideaux et la fenêtre. De loin en loin éclataient les stridences du ferrailleur à côté de l’immeuble.
Il me faut écrire tout cela puisque tous sont morts, père, mère, frère et que la rue elle-même, rue Jacques-Baudry (on disait juste “rue Baudry” à la maison) n’existe plus. Elle a disparu avec la construction du périphérique. La “zone” aussi, comme disaient mes parents, ce no man’s land où stationnaient les caravanes des Gitans, vaste terrain herbu abandonné, si mystérieux, qui s’étendait entre la capitale et sa banlieue. Maman m’y emmenait l’après-midi, elle tricotait et je jouais dans l’herbe, parmi les fleurs de trèfle. Un jour, j’ai été piquée par une abeille au talon, plus que de la douleur, je me souviens de l’affolement de maman.
Lorsque nous sortions, Hortense, la concierge si vieille, si chétive qu’il lui fallait monter sur un petit banc pour regarder par la fenêtre, nous saluait de son sourire édenté. Je revois son visage plissé quand elle se penchait vers moi, admirant mes “jolies bouclettes”, et son très maigre chignon gris tiré sur le sommet de sa petite tête. J’entends son petit chien jappant, l’odeur de moisi de la loge me saisit.
Je sors faire les courses avec maman. Elle me tient par la main, nous montons toutes les deux les marches de la boulangerie, la clochette tinte. Bonjour, Mme … Mme comment déjà? Son nom sent la viande grasse des jours de fête, mais aussi le pain chaud qui sort du four, et la brioche dorée, et les éclairs luisants de sucre glacé. Son nom est grand et fort comme elle, il fait un peu peur. Un jour, elle a raconté qu’elle était “tombée dans les pommes”, à la cave. Et son nom est comme ça, oui, un grand corps replet qui surnage dans une étendue de pommes, dans la pénombre d’une cave faiblement éclairée par un soupirail à l’unique barreau horizontal. “Tombée dans les pommes à la cave”, j’ai compris tard ce qui lui est vraiment arrivé ce jour-là, cet épisode que la boulangère racontait à ma mère avec une voix douloureuse, inquiète. “Sûr, vous travaillez tellement, vous vous levez si tôt…” Maman hoche la tête, si menue à côté d’elle. Mais comment s’appelait-elle donc ?
Je vois tout si nettement pourtant, la devanture en faux marbre gris, la vitrine où s’alignent les gâteaux sur la plaque métallique percée de trous. Et l’odeur qui s’échappe du soupirail au barreau horizontal, torsadé, l’odeur du pain qui donne faim.
Sur la vitre de la porte brille le nom en lettres majuscules dorées. Je ne sais pas lire alors. Il y a le mot “lardon” dans ce mot-là, ou quelque chose d’approchant. Si je ne le retrouve pas, dans les plis de mon cerveau que je voudrais étendre comme un linge froissé, si je ne le trouve pas… Personne ne pourra m’aider.
Mutisme de la mémoire et honte, comment n’ai-je jamais parlé de ces choses si importantes, si cruciales, avec mes parents, eux qui m’emmenaient chaque jour, petite main dans la grande main chaude, à la boulangerie ? Il y a juste une rue à traverser, avec de gros clous alignés sur deux rangées, je saute de clou en clou, c’est dur, parce que maman me tient fermement. Je n’en ai pas parlé avec eux parce qu’il fallait que la vie soit passée sur moi, qu’elle ait aplati toutes ces épines et ces pierres qui nous blessent dans la lente montée vers…oui, vers la vieillesse et la mort. Il faut avancer, tracer la route et maintenant, maintenant seulement je peux prendre le temps de regarder en arrière.
Reprenons. “Lardon”, non, ce n’est pas lardon. Une seule chose à faire. Remonter l’alphabet lettre à lettre pour retrouver le cours de la mémoire. A : non, rien ne résonne. B : Bardon, non, ça ne va pas. C : silence. D : quelque chose frémit. Déjà. Cela commencerait donc par un D. Oui, oui, c’est ça. Pas Lardon, Dardon, Dardonville. Mme Dardonville.
Oui, c’est cela, la grosse Mme Dardonville avec qui maman échangeait chaque jour quelques mots, la voici, avec ses gros bras qui sortent du tablier gris, farinés comme ses pains. Et sa grosse poitrine, et son visage rond, rose et blanc. Le reste disparaît derrière le comptoir de bois recouvert d’une plaque de marbre rose, aux veines plus sombres. Mme Dardonville, un des anges de mon enfance, comment ai-je pu l’oublier si longtemps ?
Il y a aussi Mme Flamant, celle-là je me rappelle parfaitement son patronyme puisqu’elle ressemble à l’oiseau dont elle porte le nom. Elle aussi est rose et blanche avec un long nez pointu. Elle, elle est plutôt osseuse, sèche, comme les bâtons de Zan qu’elle présente sur son comptoir dans un bocal. Maman lui rapporte les bouteilles de lait vides et les pots de yaourt en verre. Mme Flamant me donne à chaque fois une tranche de saucisson à l’ail.
L’après-midi, nous allions au parc de Vanves. Il s’appelait alors le parc Falret, du nom du médecin “hygiéniste” qui y avait construit des pavillons pour ses aliénés. Aujourd’hui, il s’appelle le parc Frédéric-Pic, du nom du maire qui l’a, avec difficulté, racheté aux héritiers Falret avant la seconde guerre mondiale. La pluie nous surprenait parfois en chemin. Un jour, nous sommes entrées sous un porche où s’étaient déjà réfugiées d’autres personnes. Nous avons regardé la pluie tomber sur la chaussée grise. Un grand bonheur m’a envahie, serrée contre ma mère silencieuse, observant les ricochets de la pluie sur les pavés, les ruisseaux qui se formaient, dévalant la rue suivant la pente.
Il fallait aller chercher mon frère à l’école. C’en était fini de la paix. Il était turbulent, taquin, ou peut-être pas, en tout cas je n’étais heureuse que seule avec ma mère. Le soir tombait, mon père rentrait du travail, je ne peux l’imaginer que trempé de la pluie qu’il lui avait fallu affronter sur son scooter. Son grand imperméable mastic dégouline dans l’entrée. Il me prend dans ses bras, me soulève très haut, je ris de peur et de ravissement, il me frotte contre ses joues qui piquent, je sens son odeur d’homme. Il parle de la “portebrancion”. Ce mot-là appartient au mystérieux cortège des “fruit-de-vos-entrailles-est-béni”, “ticket-modérateur” et autres mots magiques, incompréhensibles, et qui, surgis plus tard dans ma mémoire, m’évoqueront mon père et ma mère plus sûrement qu’aucune photo, puisqu’en ces mots-là ne résonnent que leurs seules voix, dépourvus qu’ils étaient de toute signification. Ce sont, à tout jamais, les mots des parents, vides de sens, lourds d’amour et de promesses d’avenir.
Avant de passer à table, mon père se lave les mains. L’odeur du savon de Marseille se mêle à celle de la soupe qui mijote. Il est temps pour mon frère et moi de cesser nos jeux et de venir dîner.
Un soir, après le repas, mon père ne nous a pas envoyés nous coucher tout de suite. Il a voulu parler devant nous avec ma mère. Il n’a pas attendu que nous “dormions” pour chuchoter longuement avec elle comme à l’accoutumée. Il a parlé d’un ton plutôt gai. Je ne sais pas ce qu’ils se sont dit exactement. Je me souviens seulement combien nous étions heureux, mon frère et moi, d’être autorisés à rester à table avec eux et comme nous avons été surpris par la tournure prise par les événements. Ma mère a réagi vivement aux paroles de mon père, elle lui a fait, je crois, de violents reproches. Soudain, mon père s’est mis à pleurer. Il a enlevé ses lunettes cerclées de métal doré et il a pleuré. Après un moment de stupeur, ma mère m’a demandé d’aller le consoler, moi son “rayon de soleil”, sa fille unique – puisque mon frère était né d’une précédente union de maman. Je me suis blottie contre lui, contre mon père si fort et qui pleurait. J’ai caché ma tête dans son cou. Je ne sais plus si ce sont mes larmes ou les siennes qui ruisselaient sur mes joues.
Aujourd’hui, je pense que ma mère a senti sa vie basculer à ce moment-là. Elle s’est débattue en vain, telle une noyée attirant au fond ceux qui essayaient de la sauver. Et elle a peu à peu sombré.
Mon père avait fini par trouver, en pleine crise du logement, un appartement en HLM dans ce qui nous apparaissait comme une lointaine banlieue, à Vitry-sur-Seine. Nous n’y connaissions personne, étions coupés des parents de ma mère, seule famille que nous fréquentions, et de tout ce petit milieu chaleureux que mes parents s’étaient construit à Vanves. Sur ma mère, qui ne travaillait pas, tomba la solitude absolue de ce qu’elle vécut comme un exil.
Quelques jours après ce soir-là, nous sommes partis un matin dans la grisaille humide pour une étrange expédition. Nous avons pris beaucoup d’autobus, sommes descendus à l’arrêt indiqué à Vitry. Il n’y avait pas de trottoir. Les fines chaussures de cuir de ma mère s’enfonçaient dans la boue. Au loin se dressaient des barres d’immeubles, immenses, toutes semblables. Nous sommes restés pétrifiés.Nous n’avons pas dit un mot et sommes montés jusqu’à l’immeuble 2, escalier C, qui serait notre immeuble désormais. L’appartement 88, au neuvième étage, sentait la peinture fraîche, il m’a semblé très vaste avec ses deux chambres et sa salle à manger. Mon père et ma mère parcouraient les pièces d’un air lugubre. Personne ne pouvait regarder par la fenêtre, le vide nous happait. Nous sommes restés peu, nous avons fui. Longtemps, nous avons attendu l’autobus dans la même boue jaune de l’arrivée. Ma mère a dit : “C’est un cauchemar.”
Il m’a fallu des années et la mort de ma mère, deux ans après mon propre déménagement en banlieue, à Malakoff, pour me rappeler qu’elle chantait souvent lorsque j’étais toute petite – avant le déménagement. Elle chantait en faisant le ménage, un foulard noué sur ses cheveux pour les protéger de la poussière. Elle chantait en descendant l’escalier, sa main serrant la mienne, pour aller faire les courses. A Vanves, je veux dire.
Depuis que maman est morte, seules des images très douces d’elle me reviennent en mémoire. Une alchimie inattendue a transformé celle que je décrivais autrefois comme redoutable à maints égards, parfois violente, en une personne douce, effacée, profondément aimante. Sa mort, pénible, solitaire, m’a plongée dans un abîme de chagrin et de culpabilité, dont seule la naissance, tardive, de ma deuxième fille, troisième de la fratrie, a pu me tirer. A celle-ci j’ai donné entre autres prénoms celui de ma mère, c’est une idée qui ne me serait jamais venue pour mes autres enfants. Je crois que je me comporte avec cette fillette-là comme je revois ma mère se comporter avec moi quand elle était douce et tranquille. Je dois maintenant faire un effort pour me la rappeler telle que j’ai pu la décrire à mes amis ou à mon thérapeute, il y a si longtemps de cela.
Le temps a effacé les années de larmes et de rage, de lutte à mort contre la dépression. Il me reste l’image d’une femme jeune, le plumeau à la main, qui chantonne doucement des airs d’Edith Piaf, se tourne vers moi dans un sourire et reprend son ménage.
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Bravo, ...c'est très émouvant et tellement près des sensations et des sentiments, que j'ai pu rapporter tes émotions à des situations similaires de ma propre enfance.
c'est si bien écrit et décrit.... j'aimerais pouvoir en faire autant
BRAVISSIMO ma toute belle, je suis fier de toi
Merci, mon Patrick, je pense en effet que l'enfance est un trésor commun d'émotions pour les humains. Il faut juste faire le petit effort de s'y replonger et tout revient, d'une façon très, très mystérieuse. Et chacun peut en faire autant, avec son style à lui, c'est tout. Cela procure beaucoup de joie!
Merci, merci!
Très beau texte, très émouvant en effet, entre autres raisons à mes yeux parce qu'il est construit sur les éclairs propres aux souvenirs d'enfance.
Très beau texte, Fabienne.....
Merci, merci, Martine!
Comment est-il possible que je ne sois pas revenue sur ton blog depuis tout ce temps ? Ce texte plein, si plein de tout. Le nom de la dame qui sonne comme un lardon, la main chaude, la piqûre, les larmes de papa, les chansons, les mots agglomérés (qui m'ont rappelé des "ratouconfus" à moi - rats tout confus).
C'est le début.
Il faut continuer.
Merci pour ce chapitre I. J'attends le II.
Hop.
Merci, Muriel, tu es trop indulgente, comme d'habitude. Et je ne reçois plus la notification dans mes mails des messages laissés sur mon blog, quel dommage!C'est ainsi que je te réponds si tard...
J'ai beaucoup aimé. Tout simplement. Je reviendrai lire ce texte... pour le redéguster comme un bon vieux vin qu'on prend le temps de savourer en le faisant tourner dans la bouche délicatement afin d'en saisir tout l'arôme. Prendre le temps : les mots le rappellent. A cette époque, tout allait moins vite... mais allait tout de même pour accélérer de nos jours, aller sans prendre le temps de voir et ressentir comme avant.
L'atmosphère contemplative, affective et heureuse de cet article m'a touché. Je pourrais tout à fait écrire quelque chose de similaire, mais avec d'autres mots et d'une autre manière. Mais les ressentis seraient très voisins. Oui, je reviendrai lire ce texte...
Merci beaucoup, Ellypso, je suis heureuse que mon texte vous ait ainsi touché. Je l'ai écrit avec beaucoup d'émotion et je suis contente que vous ayez ressenti cela aussi.
Merci. Pierre, l'enfance, on y revient toujours et rien ne porte plus à écrire, je crois.
Je viens de relire en entier ce texte. J'ai ressenti comme il y a un an la même délicieuse impression de revoir tout un passé très ancien dans ma vie, celui de mon enfance jusqu'à mes 10 ans : vieilles tables d'écolier vernies, vieilles salles de classe sentant l'encaustique et la craie avec leurs hautes et larges fenêtres, un côté école d'autrefois... Cette relecture a été plus affective, plus profonde, que la première fois.
Cette narration d'un temps révolu, ce rappel d'un être cher et disparu, met en exergue le temps qui passe et rappelle cruellement notre insignifiance, en tout cas, il la rappelle à l’ego qui a tellement envie que tout tourne autour de lui et d'une folle éternité.
Le mot qui l'a finalement frappé est "dépression". Il vous a fallu vous battre contre ce mal suite au décès de votre mère pendant bien des années. Moi, j'y suis dans la lutte contre "elle" mais pour de toutes autres raisons : le travail devenu si exigeant qu'il me fait rater ma vie à côté parce qu'il me laisse exsangue, sans énergie pour tout le reste, l'essentiel. En relisant votre texte, j'ai revu mon propre passé, ma prime jeunesse, dans l'ignorance du monde des grands, la partie la plus préservée sans doute de ma négativité actuelle.
Votre texte me ramène à la fragilité humaine et combien en fait compte le seul moment présent, celui qui nous grave des souvenirs, agréables ou non, au fond de la mémoire, celui qui fait notre personnalité, notre histoire... et devient notre éternel passé.
Merci, Ellypso, de votre retour si riche sur mon texte. Je vous écris dès que je peux à votre adresse mail.
Chère Fabienne,