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L’attente | Fabienne Grünfeld Clairambault
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L’attente

 

Elle a suivi l’allée parsemée de cailloux blancs. Des arbres aux lourdes ramures se dressent contre le ciel clos. Il a bruiné, maintenant il fait glacial. Au bout de l’allée, un rond-point où grince un manège vide, que le vent fait osciller sous la bâche qui pend. La buvette est fermée, les chaises sont empilées, sales, rouillées. Il lui a dit de l’attendre là.

C’était l’été quand elle l’attendait là. Les cris des enfants ne résonnent plus, ni les rires des mouettes qui remontent la Loire, ni les aboiements des chiens qu’on lâche et qui tournent, fous, autour des enfants. La balançoire tourne sur elle-même, dissymétrique, la corde de chanvre, à droite, s’effiloche. Elle ne prend pas une chaise, comme il lui a suggéré s’il tarde, et il tarde.

Elle marche le long de l’enclos aux biches. Les bêtes frémissantes s’approchent, elle caresse le mufle luisant, le velours des poils entre les yeux. Ses doigts se crispent sur le doux pelage. Douleur dans son ventre, elle se plie en deux, ses genoux touchent sa poitrine. Elle se raccroche aux losanges de fil de fer de la grille, se relève. La boue recouvre ce qui fut en été un fin gazon. « Et-le-fruit-de-tes-entrailles-est-béni. »

Elle descend vers le lac, vers le ponton aux  planches grises et scintillantes de givre, poussière d’argent. L’eau sombre, moirée de longs reflets verdâtres, lui souffle au visage une haleine fétide. Les barques colorées de l’été ont disparu, et les groupes nonchalants, les familles, les amoureux. La torsion dans son ventre a repris, elle gémit, elle s’assoit sur le banc, sous le saule, elle couche son ventre sur ses cuisses, elle se parle, tente de s’apaiser : « Calme-toi, mon petit, calme-toi, ça va aller. » Elle se berce longuement, la douleur est rebelle au balancement, elle ne s’endort pas, la bête qui la dévore au-dedans. Immobile maintenant, couchée sur ses cuisses, elle relève la tête et tourne son regard à gauche. Sur un panneau délavé, un gros enfant joufflu que le vent gifle avec violence lui tend une glace en forme de fusée, multicolore, saccadée dans les rafales. Elle plonge son regard vers la terre. Les talons de ses bottines délicates se sont enfoncés, ses pieds reposent  parfaitement à plat dans la boue fine, souple comme l’argile que modèlent les doigts des enfants. Fulgurance au plus profond d’elle-même.

Elle regarde à droite. La cabane du loueur de pédalos, la cabane en rondins. Sous l’auvent de planches grossièrement assemblées, il pourrait être là. Il a toujours aimé la regarder sans qu’elle le sache. Ou plus haut, derrière le bosquet de buis qui cache une statue de Diane. Ou dans la roue d’écureuil géante qui dévide indéfiniment, en été, les rires des gamins. Il pourrait être derrière, son regard filtrant entre les lattes, immobile, les mains dans les poches.

La douleur a légèrement reflué. Elle se met debout. Quand elle retire ses pieds de la boue, elle entend un léger bruit de succion et deux petites mares oblongues se forment aussitôt. Elle remonte le sentier bordé d’eucubas. Certains massifs portent des boules rouges parfaitement sphériques, luisantes. « Et-le-fruit-de-tes-entrailles-est-béni. » Elle arrive à la placette circulaire, là où le manège dresse sa tente de toile cirée vert sombre. Sur le toit en forme de cône, un creux rempli d’eau reflète l’argent plombé du ciel. « Poche des eaux. » Un filet d’eau dégouline jusqu’à terre, puis crée un ruisselet qui disparaît dans la boue. Deux rouges-gorges sautillent devant elle. « Egorgés. » La douleur ferraille de nouveau dans son ventre. Elle s’appuie contre le tronc d’un hêtre, doux et plissé comme la peau d’une bête. L’écorce est glacée, sombre, presque aussi sombre que le gant de cuir noir qui la caresse. Un jour, elle n’aura plus peur d’être observée à son insu, un jour elle sera libre de ses mouvements et de ses rêves, pour l’instant elle doit suivre les voies que d’autres ont tracées pour elle, et  obéir à leurs ordres silencieux. Contre elle-même, contre son corps, elle a une fois encore obtempéré. Ce n’est sûrement pas la dernière fois. Mais elle sait qu’un jour viendra où la lumière de ce ciel d’hiver qu’elle aime tant l’enveloppera de sa paix et qu’elle sera libre d’en jouir.

Il n’est pas venu, ou il viendra trop tard. Elle ne l’attend plus. Elle a froid mais la douleur a cessé. Elle remonte l’allée déserte, dépasse les grilles blanches sans jeter un regard au parc derrière elle.

 

fabienne: