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Femme sur route | Fabienne Grünfeld Clairambault
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Femme sur route


“Qu’est-ce que tu fais sur cette route ? Ton chapeau, ta mère appelait ce genre de chapeau-là un bibi, ton chapeau sera happé par le vent dans une seconde, tu te crois élégante, souple et tout, ton tailleur te moule, comme tes formes sont devenues opulentes, tu l’as voulu…

– Arrête ça, je n’ai pas voulu être si ronde…

– Elle n’a pas voulu être si ronde, elle a toujours essayé d’être élégante, c’était plus ou moins réussi,  mais là, elle est parfaitement élégante…

– C’est vrai, j’aimerais être élégante, longue et avec des formes généreuses en même temps…

– Et tu vas où ? Tu marches sur l’asphalte brûlant, les pointes de tes talons s’enfoncent dans le bitume, tu les retires avec un léger chuintement, ça te rappelle ta jeunesse, n’est-ce pas ? Quelle jeunesse, tu n’as pas voyagé beaucoup, ni suivi de routes noires droit devant toi, alors après quoi tu cours ?

– Elle ne court peut-être pas après quelque chose, peut-être qu’elle fuit quelque chose, qu’est-ce que tu en sais, toi , après tout ?

– Je crois que oui, c’est ça, je fuis plutôt..

– C’est pour ça que tu as pris une si jolie meugnonne petiote valise ? Pour fuir ? Et ton tailleur prince de galles sur cette route bordée de champs si vastes, si immenses, leurs limites débordent l’horizon, et tu avances toute droite avec ta petite valise, tes hauts talons et ton bibi (comme disait Maman, pas vrai ? ) tout rond, d’un gris souris attendrissant…

– Elle croit qu’elle ressemble à ce portrait  de sa mère pris sur un trottoir parisien, dans les années 50, quand il y avait des photographes  pour  saisir  au vol  les enjambées des belles femmes pressées qui traînaient derrière elles un garçonnet boudeur, en culottes courtes à bretelles du même tissu. Et la maman porte sur l’avant-bras la petite veste, aussi du même tissu, et au bout de sa main gantée de blanc, l’autre gant blanc, celui de la main qui traîne le garçonnet…

–  Oh oui, Maman est si belle sur cette photo, comment lui ressembler ?

–  Ne t’occupe pas de ça. Où vas-tu sur cette route improbable ? As-tu oublié que tu as lancé tant d’ancres pour te maintenir au port que tu serais maintenant incapable de seulement naviguer  un mille ? Hier encore, tu t’offrais un café au soleil d’une terrasse, et cela avait un goût de fruit défendu…

– Je sens sous ma jupe un peu longue, un peu fendue, vous avez vu ? , je sens l’intérieur de mes cuisses qui se touchent, la peau est douce et fraîche…

– C’est pour ça qu’elle marche comme ça, sur la route qui fond sous le soleil au zénith, c’est pour ça, pour sentir comme c’est doux, des cuisses à l’ombre qui se touchent en marchant…

– Mais le chapeau, tu n’en as jamais porté par le passé, tu trouvais que cela décoiffait, que tu étais trop timide pour ça, porter un chapeau.

– Je suis toujours aussi timide.

– Elle n’était pas si timide. Il y en a qui disent qu’elle a fait les quatre cents coups.

– Tu l’as dit toi-même : “J’ai fait les quatre cents coups”, et où, et quand, s’il te plaît? C’est consigné dans ta meugnonne petiote valise en cuir vert tendre, là, qui ballotte au bout de ton bras, bien serrée dans ta main gantée…

– …gantée de blanc comme sa mère sur la photo.

– On a compris, ça suffit. Qu’est-ce qu’elle contient donc cette valisette-là, dis, ton pauvre passé vide, une paire de bas pour les frimas, quand les cuisses rondes et fraîches seront toutes marbrées de bleu, comme quand tu jouais en hiver dans la cour de récréation, avec les chaussettes tricotées qui grattaient, qui grattaient, les chaussettes beiges qui montaient jusqu’au-dessous du genou, seulement jusque-là. Après, la peau était froide, rose et bleuâtre, bien douce aussi. Alors, tu as mis des chaussettes dans ta valise vert tendre, ou des bas de soie, ou des collants de ski, ou…

– J’ai toujours tellement eu horreur du ski…

– Ferme-la, tu n’as jamais su ce que tu aimais ou détestais, et maintenant tu marches entre deux  champs de céréales, seule entre deux champs immenses, et tu n’as aucune idée d’où tu vas, dans ton tailleur prince de galles, avec ton bibi ridicule et ta valisette.

– Laisse-la, elle sait peut-être, quelquefois elle a su.

– Je ne me souviens plus, c’était il y a longtemps, j’étais une petite fille, non ? Mais j’ai toujours tellement cru qu’on pouvait se tromper de chemin, et puis rebrousser chemin, et ce n’était pas grave, il fallait retrouver l’embranchement, on repartait ailleurs, l’erreur était annulée et…

– Depuis, tu as compris, je crois. Quand on rebrousse chemin, des barrières ont poussé, avec de grands portails aux lourds vantaux, on ne peut pas rebrousser chemin, on a pris ce chemin-là, il faut le continuer, le continuer jusqu’au bout, ça, tu l’as compris, maintenant, hein ? Alors qu’est-ce que tu fais là, sur l’asphalte brûlant, avec ton tailleur à la veste cintrée, à la jupe fendue, ton beau tailleur prince de galles ? ”

 

 

fabienne:

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  • Ce dialogue entre "copines" m'a serré le coeur et mouillé les yeux, oui on ne rebrousse pas chemin, quel dommage ...