Vanves. J’y ai vécu jusqu’à l’âge de cinq ans. Beaucoup plus tard, comme ma grand-mère y était enterrée, on a couché à ses côtés le grand corps froid de mon père. Quand maman est morte, je l’y ai portée à son tour. Vanves, c’est là que reposent mes parents, dans le mystère d’un cimetière de campagne, petit, fleuri, apaisant.
La rue où nous habitions a été détruite au moment de la construction du périphérique. De grandes barres anonymes ont remplacé le lacis des ruelles que j’ai oubliées.
Ce soir, l’air est doux et je descends vers le lycée Michelet. Une rue en pente douce y mène. Le trottoir est fait de larges marches plates qui se succèdent en vagues immobiles : deux claquements de talon, un blanc, puis deux claquements de talon, une étrange mélopée se lève en moi, quelque chose de doux et de poignant, un chant oublié. Je m’arrête. Je sens flotter autour de moi la chanson plaintive de mes pas, de pas que je connais si bien, que je reconnais.
Maman. Je trottine à ses côtés, pour moi il faut bien plus que deux enjambées pour parcourir une marche aussi longue. Le vent souffle et elle remet sur mes cheveux ébouriffés la capuche rêche. Elle reprend ma main. J’aime bien passer devant la porte cochère où nous nous sommes arrêtées une fois, bloquées par la tempête. Je m’étais serrée contre elle et nous n’avions pas attendu la fin de la bourrasque et de la pluie, nous étions sorties pour rejoindre notre maison, le temps pressait, mon frère allait rentrer de l’école. Nous avions fait une halte chez Mme Flamand, l’épicière, toute rose et blanche, avec un long nez pointu, en fait on s’appelle peut-être du nom de l’animal à qui on ressemble, sauf quand on ne ressemble à rien , comme moi, qui ai un drôle de nom qui ne veut rien dire, en français du moins. Mais qui signifie “champ vert” en allemand, a dit mon papa.
Papa frotte ses lunettes cerclées de métal doré avec une petite peau de chamois trouée. Non, pourtant, je ne suis pas d’origine allemande. Il est russe, mon papa, sa mère aussi. Et ce qui est plus extraordinaire encore, c’est qu’il n’a pas de papa. Juste une maman russe, qui a habité là, dans ce minuscule deux-pièces jusqu’à sa mort.
Encadrée par le rythme des semelles qui claquent, surgit la cuisine verte, d’un vert que je détestais, et maman aussi. Et la batterie de casseroles cabossées au mur, et le petit rideau à carreaux sous l’évier de faïence, et la table en bois peinte en vert, elle aussi. Et maman et papa, tendus, examinant des comptes, sourcils froncés, grondeurs. “Va au lit, tout de suite!”
Et la chambre au lino fendu, et le petit lit à croisillons qui touche le grand lit si attirant des parents. Et, plus loin, le lit de mon frère, où somnole l’ours en peluche tout couturé d’avoir dû subir tant d’opérations à coeur ouvert.
Tip-tap, tip-tap, voilà que le soleil entre à flots dans la chambre paisible. Maman a tiré les rideaux d’un geste gai et elle m’embrasse : “Tu es ma princesse, mon bonheur, mon rayon de soleil.” Une longue journée s’ouvre devant nous, mais d’abord il faut manger la tartine beurrée qui sent le zeste d’orange, car le même couteau a servi pour le jus d’orange et la tartine. Sur la chaise m’attendent la robe à carreaux que je n’aime pas et la veste grise tricotée par elle, au cours de ces longues soirées où je l’entends chuchoter dans la cuisine avec mon père. Devant moi s’avance, dans la lumière incertaine du matin, la douce journée que clôturera la promenade au parc avant le retour de l’école de mon frère.
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Très joli texte où on se retrouve aux côtés de cette petite fille qu'on aimerait bien continuer d'accompagner dans ses souvenirs.