Il s’autorise quelques folies paradoxales : commander des fruits de mer (mets qui lui répugne entre tous), se baigner dans l’eau glacée, prendre une chambre d’hôtel. Il n’y a pas d’urgence. Il rencontre une femme, avec qui il noue une liaison – sans enthousiasme aucun.
Le personnage est un Buster Keaton d’aujourd’hui aussi drôle que désespéré. Il est agi par ses raisonnements, tous merveilleusement logiques et totalement décalés. Il ne sait jamais comment se comporter, s’analyse interminablement, pratique une autodérision froide et alambiquée. Il s’engage pourtant toujours plus dans une aventure qu’il n’a pas choisie.
“De toute façon me disais-je on avait bien le droit de s’octroyer une dernière histoire avant de passer l’arme à gauche. Toutes les faiblesses dans ces situations extrêmes étaient permises, au moins tolérées, par exemple un certain de manque de dynamisme au moment de quitter avec cette femme le domaine des hypothèses pures paraîtrait vu le contexte bien excusable.”
Les “hypothèses pures” sont la seule patrie du héros. D’où de tordantes descriptions de scènes imaginaires que lui inspire le plus insignifiant vendeur de magasin de souvenirs chez lequel il achète compulsivement des mignonnettes, un délire d’images rendu dans une langue obsessionnellement précise, détaillée, ornée.
Car plus encore que l’aventure improbable, c’est le texte qui nous tient. Il y a du Sarraute chez Pierre Ahnne, dans la violence des faits minuscules qu’il détaille, dans la sous-conversation incessante, obsédante qui analyse sous tous leurs angles le moindre fait, la moindre parole.
Il y a aussi quelque chose d’une contrainte oulipienne dans ce roman : écrire une histoire d’amour sans une once de psychologie (impossible de “comprendre” selon les critères en vogue ou passés les motivations des personnages) et dépourvue de toute sensualité. Les personnages accomplissent quand il le faut une sorte de devoir conjugal avant l’heure, sans que cesse pour autant le monologue intérieur du narrateur.
Et pourtant, on est réellement accroché, avide de connaître la fin de l’étrange histoire. La beauté de la langue, quand l’autodérision s’efface, crée de vrais moments de poésie : “Elle dormait près de moi en émettant un léger bruit de bouche, les rideaux pourpres éclairés par la lampe de chevet prenaient un aspect solennel, la brise froide provenant de la salle de séjour apportait dans la chambre le bruit noir de la mer.”
Pierre Ahnne a écrit là une oeuvre inclassable et belle de cette étrangeté. Il nous fait rire, nous surprend constamment dans son récit : là encore, comme chez Keaton, les situations évoluent généralement dans un sens tout différent de celui que le lecteur avait anticipé. En ce sens, c’est aussi un roman plein de suspense…
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Effectivement cet écrit donne vraiment envie de lire le livre en question. Merci du partage
Merci pour votre commentaire, Laurence. J'espère que vous pourrez encore le trouver, en bibliothèque sûrement, en tout cas.