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Faute d’amour, d’Andreï Zviaguintsev | Fabienne Grünfeld Clairambault
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Faute d’amour, d’Andreï Zviaguintsev

On m’avait parlé d’un film très sombre, quelqu’un avait même ajouté “glauquissime”… Certes, le dernier film d’Andreï Zviaguintsev, Prix du jury au 70e Festival de Cannes, est poignant, rude, comme les espaces vides et glacés, la désolation spectrale des cités austères qu’il offre comme décor. Mais il est aussi délicat, délié, telles les branches que le gel ourle et illumine dans une lumière magnifique au début du film. On suit alors ce qui est le chemin quotidien du petit héros, Aliocha (Matvei Novikov).

Un entrelacs de branches lourdes de neige penche et s’enfonce dans l’eau d’une rivière. Pas un bruit, et le garçonnet approche maintenant, revenant de l’école. Ce charme qui nous ensorcelle, l’eau gelée, la ramure opalescente, le ciel cotonneux, c’est ce qu’il voit, ressent, et ce partage silencieux est une belle trouvaille de Zviaguintsev. Il est seul sur son chemin, rêveur, mélancolique, s’emparant d’un ruban de chantier – ou de scène de crime… – pour l’accrocher, dérisoire gonfalon, à la plus haute branche de l’arbre où il s’est installé un moment. Il n’est pas pressé de rentrer chez lui, personne ne l’attend.

Les scènes suivantes nous présentent ses parents. Un père, Boris (Alexeï Rozin), et une mère, Zhenia (extraordinaire Mariana Spivak, qu’on espère revoir souvent), qui ne s’entendent plus depuis longtemps. L’invective, l’insulte, le sarcasme leur tiennent lieu de dialogue. L’appartement sera vendu pour cause de divorce, et ni l’un ni l’autre ne veulent se charger de l’enfant. Il ira à l’orphelinat, a décidé la mère, et le père ne se récrie pas. Caché derrière une porte, l’enfant a tout entendu, aucun des deux parents n’y a pris garde. Tel un objet encombrant, il est envisagé sous l’angle du seul problème qui importe pour eux: comment s’en débarrasser au plus vite et à moindres frais.


La scène de la visite de l’appartement mis en vente est lourde du futur du jeune couple d’acheteurs éventuels. On ne peut s’empêcher de penser qu’ils connaîtront le même sort que les parents héros du film. A quoi cela tient-il? A la brutalité des échanges entre le mari acheteur et la mère qui vend, peut-être. Les questions sont abruptes, le garçonnet reçoit une gifle sans raison. Aucune empathie, on ne fait même pas mine de s’occuper des sentiments des êtres, on reste strictement dans les questions matérielles:prix, surface, raison du départ.

Chacun des parents d’Aliocha a reformé un couple ailleurs. Là aussi, le couple nouvellement formé par le mari est gros de la débâcle future de leur amour. Là aussi, la mère de la jeune femme, Macha (Marina Vasilieva), très enceinte, tient des propos venimeux contre son gendre. Macha fait mine de ne pas voir les nuages qui s’amoncellent. Eternelle répitition de l’échec.

L’autre couple, celui de Zhenia et de son nouvel amant, Anton (Andris Keishs), semble singulièrement mal assorti. Il a l’air calme, cultivé, très amoureux, plus âgé qu’elle. Elle est comblée dans son narcissisme, folle qu’elle est de selfies et de réseaux sociaux, constamment plongée dans son téléphone, même au cours du dîner romantique auquel il l’a conviée. Lui est ébloui par sa jeunesse, sa beauté, son animalité. Et nous savons, nous, jusqu’où l’égocentrisme de cette jeune femme peut aller, et nous ne pouvons oublier la violence des injures, la brutalité de la mère envers son enfant.  Il faut souligner combien Mariana Spivak est stupéfiante, dans un rôle difficile où elle passe d’un registre à l’autre avec un talent remarquable, aussi crédible en jeune mégère qu’en séductrice au sourire enjôleur. Et défaite aussi, face à la violence haineuse de sa propre mère, qui nous la rend, du coup, plus humaine. Là encore, fatal recommencement des mêmes maux.

Dans l’un et l’autre couple nouvellement formés, le seul mode de communication passe par le sexe, et ces scènes-là sont belles, passionnées sans exhibitionnisme, justes. Mais la pauvreté des dialogues avant, après, et je ne sais quel art du metteur en scène ne laissent ni espoir ni souffle aux nouveaux couples.

L’enfant disparaît. Il n’est pas rentré la nuit où chacun de ses parents vivait sa vie loin de l’appartement “familial”. Sa recherche est l’occasion d’une plongée dans le fonctionnement délétère des services publics russes:police, hôpitaux. Personne n’est odieux, les policiers sont juste impuissants et fatalistes, l’hôpital et sa morgue, en particulier, d’une vétusté repoussante.

Après la froideur d’appartements sans âme, Zviaguintsev nous mène dans des bâtiments publics suintant la pauvreté, le manque d’entretien, la négligence généralisée. Le film tout entier est servi par une photographie sobre, austère, un choix de tonalités froides, des verts métalliques, des gris, des bleus glacés. La musique concrète d’Evgeny Galperin déchire de loin en loin le silence d’images toujours admirablement composées, tels d’inquiétants Vermeer baignés de lumière pâle tombant de fenêtres qui coupent du monde.

Mais dans ce chaos qui ne fera qu’aller croissant au cours du récit, un autre visage de la Russie émerge, loin du matérialisme déchaîné et de la violence. Des bénévoles ont constitué une sorte de brigade, extrêmement efficace, qui prend le relais, quasi institutionnellement puisque ce sont les policiers qui les présentent aux parents. Leur engagement, leur dévouement forcent l’admiration. Ils ne perdent pas de temps, ils organisent battues et visites des hôpitaux, ils prennent l’affaire en main, puisque l’Etat ne s’occupe plus des citoyens. Et c’est très beau.

Une jeune amie, Laura Geisswiller, que je remercie de tout cœur, a réalisé un documentaire magnifique sur ce thème du bénévolat en Russie et, au-delà, du courage, de l’engagement, quoi qu’il en coûte : Герой (“Héros”). On y voit une femme ayant consacré tout ou presque de sa fortune à améliorer les conditions de vie des orphelins, très nombreux, abandonnés dans des institutions sans moyens. Elle ne donne pas seulement de l’argent, mais offre son temps et son énergie à les soigner, les nourrir, jouer avec eux. D’autres bénévoles viennent en aide aux SDF, de courageux activistes tentent de sauver une forêt de la destruction. C’est un document formidable. (Il faut cliquer sur chaque rond pour accéder à la séquence qui concerne le “héros”.)

http://www.lemonde.fr/europe/visuel/2014/02/07/guerois-des-heros-qui-veulent-sauver-la-russie_4360760_3214.html?xtref=acc_dir

Dans Faute d’amour, ces gens incroyablement méthodiques et dévoués, qui se mettent au service de parents ravagés par l’angoisse, offrent une alternative aux effets mortifères d’un individualisme forcené, avec ses obsessions matérialistes et narcissiques. Au cœur de la cellule familiale s’opère la destruction de l’être en général, du plus faible en particulier, à l’image de la nouvelle société russe, assoiffée de réussite et de biens matériels, nous dit Zviaguintsev. Et ce n’est pas la religion, allusivement évoquée avec le patron si “pieux” de Boris qu’il ne tolère aucun employé divorcé, qui apporte un souffle de spiritualité, d’élévation. Ce sont eux, ces “sauveurs”, modestes, organisés en brigades qui évoquent les communistes des films de propagande, ces “travailleurs au service du peuple”, qui redonnent espoir en l’humanité.

Pour reprendre une expression de Zhenia, on trouve dans Faute d’amour “Dieu et le diable dans le même sac” – les ténèbres du matérialisme et la faible lumière de la fraternité.

 

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fabienne:

View Comments (8)

  • Quelle critique ! Fouillée, claire et argumentée, tout y est. Peux pas m'empêcher de comparer et de me dire que tu devrais proposer tes services au service culture d'un grand quotidien du soir :-))

    • Tu es trop indulgente Mumu! Quant à proposer mes services, j'ai beaucoup de mal à envisager une démarche pour moi que je n'ai pas hésité à faire pour d'autres!!! Et puis, je suis si paresseuse : écrire un article tous les six mois, c'est mon rythme ... et mon plaisir. En tout cas, merci pour tes encouragements.

    • Merci, Anna, c'est juste que ce film splendide porte naturellement à l'enthousiasme. C'est vrai qu'il n'est pas gai, mais je ne sais pourquoi on n'en sort pas déprimé. Peut-être parce qu'il est tellement, tellement beau...

    • Merci Pierre. Oui, oui, c'est ça, un cinéaste dostoïevskien, hanté par la question du mal et avec une vision si pessimiste de cette société russe entre deux mondes...

  • Oui, c'est un très beau film, dont je me souviens avec netteté quelques 2 ans après.
    Peut-être parce que tu en fais renaître si parfaitement l'ambiance déprimante et froide, entrecoupée de rayons d'espoir en l'humain.

  • Merci, mon Patrick, c'est vrai que la beauté nous permet de tout supporter et de continuer à aimer la vie, si cruelle parfois.