“Poetry” de Lee Chang-dong, avec Yoon Jung-hee

Il est rare de voir un film traiter de la vieillesse avec tant de mesure. J’ai souvent pensé que le grand âge pouvait représenter ce moment où il nous est enfin redonné, le temps béni de l’enfance où toutes nos facultés de contemplation pouvaient s’épanouir librement. Je veux parler de la toute petite enfance, celle où les mots existaient à peine, et où nous pouvions rêver indéfiniment en observant longuement la mouche posée sur notre main, ses petites pattes qui se frottent, et le soleil qui vient frapper un pan du mur, le petit mur jaune de Vermeer, qui sait?

Voilà une vieille dame qui perd la mémoire, qui doit se débattre avec un adolescent insupportable de langueur, et cruel, et dramatiquement dénué du moindre charme. Rudes sont les conditions pour le sauver, pour tenter de le faire échapper à son juste châtiment. Mais rien ne peut empêcher la vieille dame de se livrer à la poésie, c’est trop tard, la vie prosaïque ne peut plus la rattraper, la ligoter, elle est devenue merveilleusement libre, c’est malgré elle qu’elle est saisie, empoignée par la beauté des choses: elle ne peut plus leur échapper, ni à l’empathie qu’elle ressent pour tous les êtres, pour leur souffrance, pour la fragilité des doux, pour le long silence des victimes. Elle souffre, mais sans la moindre complaisance, avec une douceur pleine d’éclats lumineux. Elle fait ce que lui dicte sa conscience avec l’héroïsme paisible des justes qui ne parlent pas et ne feront rien connaître de leur immense et naturelle bravoure.

Un film bouleversant, poignant quand les élèves d’un cours de poésie évoquent, qui la chanson apprise par une grand-mère, qui la lumière qui tombe sur un visage et dont on n’oublie pas (pourquoi cette lumière-là précisément?) la caresse. Ces moments d’impalpable et intense présence au monde sont rendus avec une justesse vraiment stupéfiante. La littérature nous a donné des exemples saisissants de ces moments d’épiphanie: Sarraute dans « Enfance », quand elle évoque un instant suspendu dans le jardin du Luxembourg, face aux espaliers en fleurs et qu’elle ne peut qualifier ce moment que de « joie », tout simplement… Et Proust, bien sûr, avec ses sensations si intimes, pas seulement la madeleine, mais la serviette rêche de l’hôtel de Balbec, le bruit du train sur la soudure des rails et tant d’autres qui parsèment toute « La Recherche ».

Lee Chang-dong a su mettre cet impalpable en images et c’est très fort. Quant à son actrice, Yoon Jung-hee, il faut savoir que, jeune adolescent, il était fou d’elle, alors qu’elle était une vedette au sommet de son art et de sa gloire. Elle avait déserté les écrans volontairement depuis plus d’une dizaine d’années pour suivre son mari diplomate et Lee Chang-dong est parvenu à la convaincre de jouer à nouveau. Quelque chose du regard amoureux de l’adolescent est resté: l’actrice, présente dans presque toutes les scènes, irradie d’une beauté sans âge, et l’on n’est pas prêt d’oublier la douceur de son sourire et, parfois, la tendre malice de son regard.

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